Pourquoi Robert Hainard ?
Nous nous sommes intéressés à Robert Hainard car sa pensée est très actuelle. Elle nous aide à réfléchir sur la relation Homme-Nature et à imaginer des perspectives pour la vivre de façon plus juste en sortant de la position anthropocentrée. Philippe Roch (ancien membre de la direction nationale du WWF Suisse et directeur de l’Office fédéral de l’environnement, des forêts et du paysage) l’a mise en valeur dans son ouvrage Le penseur paléolithique : La philosophie écologiste de Robert Hainard (2014), dont nous nous sommes largement inspirés pour écrire cet article.
Les idées de Robert Hainard rejoignent celles développées par des auteurs plus connus en écopsychologie, notamment Paul Shepard ou Arne Naess. Comme Shepard, Hainard invite les humains à recontacter le Paléolithique en eux et préconise la préservation de grands espaces naturels pour les aider à soigner leur coupure d’avec le sauvage. Mais, à la différence du penseur écologiste américain, il ne se laisse pas emporter par l’émotionnel, c’est pourquoi son écrit évite de basculer dans l’outrancier. Malgré son profond sentiment de révolte, il sait garder raison. Il attache de l’importance à la justesse de sa pensée. D’ailleurs, c’est un de ses traits de caractère appréciable : il refuse de tomber dans le travers de la simplification par un positionnement unilatéral. Constamment, il cherche à respecter la nécessité dialogique : faire dialoguer les éléments contraires en présence.
« C’est l’absolu de la rigueur expérimentale, le besoin ardent de voir ma pensée sanctionnée par le réel, qui m’ont éloigné de tous les absolus, sauf celui de la tension entre compléments irréductibles. » (1)
Présentation
Robert Hainard (1906-1999), artiste animalier d’origine genevoise, a beaucoup œuvré pour la défense de la nature. Il participa notamment, en 1928, à la création de l’Association pour la création et l’entretien des réserves naturelles dans le canton de Genève, devenue Pro Natura Genève (http://www.pronatura-ge.ch/).
Simultanément sculpteur, graveur sur bois, peintre et écrivain, il fut, depuis ses plus jeunes années, un curieux insatiable de la vie sauvage. Ses immersions répétées dans les forêts, marais et montagnes de Suisse, mais aussi dans différents pays d’Europe (Espagne, Tchécoslovaquie, Suède, Norvège, Yougoslavie, Roumanie, Pologne…) et jusqu’en Afrique et en Asie, lui valurent d’acquérir une grande connaissance de la faune et de la flore. Son fils, Pierre, témoigne de cette passion :
« C’est dans les forêts sauvages d’Europe que mon père a passé la plus grande partie de sa vie à observer et illustrer les “grosses bêtes”. Royaume d’ours, repaire de loups, abri des sangliers, théâtre de grands tétras, il y a passé de longues périodes à rôder en toutes saisons, silencieux, vêtu couleur mousse ou écorce ; à l’affût, immobile, telle une souche parmi les troncs ; à la belle étoile, indiscernable dans son sac de couchage, tel un gros caillou émergeant des feuilles mortes ou de la neige. Il en est résulté des croquis, des aquarelles, des gravures, des sculptures, jusqu’à de profondes réflexions… » (2)
En soixante-dix ans de travail, Robert Hainard est arrivé à créer un bestiaire unique par l’abondance de la production : quelques trente mille croquis de terrain, près de deux mille aquarelles, un millier de gravures, des centaines de sculptures et de peintures et une douzaine d’ouvrages artistiques qui font le récit de ses rencontres avec le sauvage et transcrivent ses observations.
En communion étroite avec la vie animale, il puisait son inspiration tout particulièrement auprès des artistes du paléolithique, les auteurs des peintures et gravures pariétales.
« Il y a chez eux, chez moi, ce besoin mystérieux de s’emparer de la forme, vivante, chaude, souple, fuyante et de la capturer au piège de la froide et dure matière. » (3)
L’œuvre de Robert Hainard ne s’arrête pas à cette foisonnante création artistique ni à ses talents de conteur. Ses préoccupations quant à l’avenir du monde l’incitèrent à rédiger plusieurs ouvrages dans lesquels il développa ses idées philosophiques. Le premier parut en 1943 sous le titre Et la nature ?. Trois autres suivirent : Nature et Mécanisme en 1946, Expansion et nature en 1972 et Le monde plein en 1991.
Malgré ces publications, les réflexions philosophiques de Robert Hainard sur la rupture entre notre civilisation occidentale et la nature sauvage sont restées largement méconnues du public. C’est dans l’intention de remédier à cette lacune que Philippe Roch a publié en 2014 Le penseur paléolithique : La philosophie écologiste de Robert Hainard, dans lequel il expose le système de pensée « hainardien ».
En 1969, Robert Hainard fut nommé Dr es Sciences honoris causa de l’Université de Genève pour l’ensemble de ses publications scientifiques. Il reçut, en 1974, le Prix Edouard-Marcel Sandoz d’art animalier de l’Académie Grammont à Paris, et, en 1984, le Prix de l’Académie Internationale de philosophie de l’art à Corfou.
Robert Hainard, le philosophe
Pour Philippe Roch, Robert Hainard mérite, incontestablement, d’être reconnu comme un philosophe dont la pensée originale est susceptible d’inspirer notre monde actuel.
« Il faut… rattacher Robert Hainard à un courant de pensée nouveau, nécessaire pour comprendre l’homme actuel qui, pour la première fois depuis cinquante mille ans de civilisation, a acquis une telle puissance qu’il est capable de dégrader la biosphère à vaste échelle, voire de la détruire en totalité. Les représentants de cette lignée placent l’homme au sein d’une nature dont tous les éléments sont interconnectés. » (4)
La réflexion philosophique de Robert Hainard s’enracine dans un engagement de tout son corps :
« Alors je suis devenu la bête, j’ai épousé son mouvement et c’est dans la mémoire de mes muscles, bien plus encore que dans celle de mes yeux, que je l’ai retrouvée. D’ailleurs toute connaissance est participation physique. » (5)
et dans une profonde révolte :
« J’ai l’infini à ma portée, je le vois, je le touche, je m’en nourris et je sais que je ne pourrais jamais l’épuiser. Et je comprends mon irrépressible révolte lorsque je vois supprimer la nature : on me tue mon infini. » (6)
Robert Hainard a longuement confronté sa pensée à celle d’autres philosophes (Aristote, Leibniz, Kant, Bergson…), mais c’est surtout auprès de Jeanne Hersch (philosophe suisse, élève de Karl Jaspers, auteure de L’étonnement philosophique en 1981) et de Ferdinand Gonseth (mathématicien et philosophe suisse dont les travaux portaient sur la relation entre science et philosophie) qu’il s’est senti encouragé dans sa démarche, une démarche qui le conduisit à conclure de manière radicale :
« Vouloir faire entrer le souci de la nature dans les philosophies actuelles, c’est se condamner à l’échec, car elles ont toutes été conçues contre la nature. » (7)
Se démarquant donc de la plupart des philosophes, il place la nature sauvage au centre de sa réflexion et insiste sur « quatre points essentiels :
– la position de l’homme dans l’univers,
– la nécessité de se confronter à la résistance de la matière,
– la reconnaissance des sens comme moyens de connaître la totalité
– et la nature comme altérité qui nous permet de mieux nous connaître. » (8)
Aujourd’hui, il n’est plus temps de penser l’homme comme au centre ou au-dessus du monde. De même que Paul Shepard le préconisait, Hainard désire rompre avec la vision néolithique qui a conduit l’humanité à exercer un pouvoir de domination vis-à-vis de la nature. Sans rejeter pour autant l’idée de progrès ni les bienfaits de la technique, il déplore que nous nous soyons autant coupés du sauvage, nous privant ainsi d’une part fondamentale de notre être :
« L’homme est aussi un être dans la nature. Sa structure intime, qu’il le veuille ou le nie, en porte le sceau. En un sens, la nature libre est en lui. En la refoulant partout, c’est lui-même qu’il atteint. » (9)
L’avenir pourra s’ouvrir à nouveau à la condition que nous nous laissions régénérer par le Paléolithique, non pour abandonner nos avancées civilisationnelles et retourner à l’âge des cavernes, mais pour trouver un équilibre entre les humains et la nature :
« Tant que nous n’aurons pas posé, en face de l’activité volontaire et réfléchie des hommes, la nature dans toute son ampleur, il n’y aura pas d’équilibre pour la société humaine. » (10)
Robert Hainard ne refuse pas le mouvement de libération prométhéen qui fut celui d’une grande partie de l’humanité depuis l’entrée dans le Néolithique. Il insiste seulement sur la nécessité pour ce mouvement de trouver une limite, d’être compensé par une place plus importante accordée au monde sauvage. Dans cette optique, il prône une civilisation plus raffinée avec une technologie avancée, davantage respectueuse d’une nature mieux comprise.
Sa pensée est fondamentalement dialogique, cherchant à faire jouer ensemble les pôles des dualités rencontrées : technique et sauvage, modernité et préhistoire, esprit et matière, rationnel et sensible, soi et l’autre…, et, bien sûr, culture et nature.
« Il s’agit de conserver l’opposition, de rendre l’homme plus dégagé encore de la nature, pour qu’il la voie mieux, en la respectant. » (11)
Dès ses premières publications, Robert Hainard a posé la nature comme « autre » :
« La nature, c’est la vie hors de nous, le monde agissant par lui-même. » (12)
« La nature est essentiellement ce que l’homme n’a pas fait, c’est-à-dire la seule chose qui puisse nous enrichir. » (13)
« Je suis persuadé que le rapport de l’homme et de la nature ne peut être compris et réglé que dans la perspective d’une philosophie de la complémentarité : tu n’es que par rapport à ce qui n’est pas toi ; et tu “es” d’autant plus intensément que tu “aimes” et connais mieux autrui et que tu respectes mieux sa nature propre. » (14)
S’appuyant sur son expérience d’artiste, il insiste sur les bienfaits de la résistance que la matière oppose à l’être humain, notamment vis-à-vis des emballements de sa pensée. Fidèle à lui-même, il défend l’équilibre nécessaire entre concret et abstrait, les deux pôles d’une autre dualité.
Notre société, marquée par le rationalisme, manque de contact charnel, sensible, tangible. Il nous faut donc réinvestir nos sens pour poser des limites aux excès de la raison et participer davantage à la réalité. Il s’agit de redonner place à notre nature animale pour un meilleur équilibre entre chair et esprit et d’opposer un mode de connaissance intuitif, organique, empathique aux prétentions excessives de la science. Robert Hainard dira d’ailleurs de lui-même :
« Je suis l’homme naturel, la nature, Pan, le blaireau, en révolte contre le raisonneur qui l’étouffe en chacun de nous. » (15)
« Blaireau se grattant le ventre »
Il interpelle ses compatriotes :
« Après nous être prévalus pendant des siècles de notre raison pour nous distinguer de l’animal, le temps est venu de nous targuer de nos facultés animales pour nous distinguer du robot et justifier notre existence. » (16)
Par l’exemple de sa vie, par son œuvre et ses paroles, il nous invite à une participation poétique au monde, à un éveil de la sensibilité artistique, à une communion avec la beauté de la nature sauvage, en somme à une approche orphique(17).
« Toutes les lumières dans leur totalité et leur diversité, les aubes, les couchants, les brumes ? Tout cela, n’est-ce pas mettre entre parenthèses ce gros cerveau dont nous sommes si vains, au point d’en faire la raison d’être du monde, le but de l’évolution. Ce filtre trop fin qui nous permet de découper le monde en pièces toujours plus petites et de les combiner, mais qui nous en sépare… Il me semble que l’artiste retourne à la communion plus simple avec le monde, qui est celle de l’animal. » (18)
Face au libéralisme de notre modernité qui exacerbe les besoins égotiques, infantiles, Robert Hainard oppose les nécessités de la réalité. La vraie liberté du sujet n’est pas le droit à faire n’importe quoi, le droit à suivre, quand « ça lui chante », n’importe laquelle de ses envies. Dans ce cas, nous restons esclaves de nos moindres désirs, à jamais prisonniers d’un état d’immaturité. La vraie liberté n’existe qu’à la condition d’assumer la relation entre soi et l’autre qui limite, oblige au renoncement et, ce faisant, fait grandir.
« Nous ne devons pas être des brutes rationnelles et techniques, pesant aveuglément sur les choses et comptant sur leur résistance mais porter l’équilibre en nous-mêmes. C’est ce qu’exprime le beau mot “retenue” » (19)
La nature, parce qu’elle « autre », « nous sauve de la contemplation de nous-mêmes », elle nous aide à devenir adultes et à nous réaliser dans notre pleine originalité.
« Peu d’hommes deviennent assez adultes pour voir en l’autre le partenaire et non l’ennemi… L’amour de la nature… c’est d’être adulte non seulement au sein de la société, mais de l’univers. » (20)
Etre adulte, c’est reconnaître et respecter les lois de la vie.
Limite à notre insatiable avidité, la mort au cœur de la vie. La mort, processus indispensable à la vie, nous assigne à une place qui n’est pas celle du tout, de la toute-puissance, de l’individu autoengendré, mais celle d’un « nœud dans un tissu de conscience et de volonté » (p. 129) en perpétuelle élaboration. Vouloir remplir à tout prix notre monde de choses et d’activités est la meilleure manière de passer à côté de notre vie en ratant la richesse de la rencontre dans l’instant présent.
« Une fois les besoins matériels essentiels satisfaits, la recherche de la prospérité est une duperie. » (21)
Lorsque nous prenons conscience de notre parenté avec le monde, nous devenons davantage préoccupés de son sort et faisons attention à notre manière de le traiter.
Les réflexions de Robert Hainard invitent à la transition écologique :
– à remettre en cause l’idéologie de la croissance continue,
– à modérer notre appétence pour les biens matériels au profit d’objectifs plus élevés (réalisation de soi, bien-être, solidarité),
– à stopper l’expansion démographique,
– à inventer une nouvelle civilisation qui conjugue une technicité de pointe pour moins peser sur la planète et une importance plus grande accordée à l’existence d’espaces sauvages.
– Tout ce qui permet de réactiver le lien entre l’homme et la nature doit être encouragé, notamment dans le domaine de l’éducation.
Dans Expansion et nature (1972), Robert Hainard parlait déjà d’« écologie psychique » (p. 173). Pour Philippe Roch, il ne fait pas de doute que « sa conception de la relation de l’homme avec le monde annonce l’écopsychologie. » (22)
Bibliographie de Robert Hainard
Livres de Robert Hainard
Et la nature ? Réflexions d’un peintre, Hesse, 2008
Nature et mécanisme, Ed. du Griffon, 1946
Le Miracle d’être, Le Sang de la Terre, 1997
Les Mammifères sauvages d’Europe, Delachaux & Niestlé, 1997
Défense de l’image, La Baconnière, 1987
Chasse au crayon, La Baconnière, 1969
Expansion et nature, Le Courrier du livre, 1972
Les réserves naturelles de Suisse, Avanti, 1974
Croquis de terrain, Payot, 1975
Quand le Rhône coulait libre, Tribune Editions, 1989
Philippe et Eugénie Hainard, La Baconnière, 1980
Le Guetteur de lune, Hermé et Tribune Editions, 1986
Images du Jura sauvage, Tribune Editions, 1987
Le Monde sauvage de Robert Hainard, Duculot, 1988
Nuits d’hiver au bord du Rhône, Tribune Editions, 1988
Croquis d’Afrique, Hesse, 1989
Germaine Hainard-Roten, Tribune Editions, 1990
Le Monde plein, Melchior, 1991
Sculptures, Hesse, 1993
La méthode de mon père, Nicolas Junod, 1994
Entretien sur la gravure, Hesse, 1998
Chœur de loups et autres histoires d’ours, Slatkine, 1999
Herbier alpin, herbier divin, Slatkine, 2004
Les forêts sauvages, textes et illustrations de Robert Hainard, Hesse, 2008
Livres sur Robert Hainard
Blanchet Maurice, Robert Hainard, La baconnière, 1985
Anker Valentina, Robert Hainard. Les Estampes, Hauterive, Xylon, (3 tomes, 1982, 1983, 1996)
de Miller Roland, Robert Hainard, peintre et philosophe de la nature, Le Sang de la Terre, 2000
Témoignages autour de Robert et Germaine Hainard, Melchior, 1991
Crispini Nicolas, La Trace, approche de Robert et Germaine Hainard, Slatkine, 1996
Carbonnaux Stéphan, Le Cercle rouge, Hesse, 2002
Stéphan Carbonnaux, Robert Hainard, chasseur au crayon, Hesse, 2006
Mulhauser Gilles, Cent ans de nature à Genève, Slatkine, 2006
Hainard Pierre, Impressions de printemps de Germaine et Robert Hainard, Slatkine, 2011
Roch Philippe, Le penseur paléolithique. La philosophie écologiste de Robert Hainard, Labor et Fides, 2014.
Site officiel de la Fondation Hainard : www.hainard.ch
Dans ce site, vous trouverez la version électronique de l’ouvrage Le monde plein. Celui-ci étant épuisé, la Fondation Robert Hainard le met à notre disposition.
Références
(1) Le monde plein, www.hainard.ch, p.15.
(2) Pierre Hainard, Les forêts sauvages, Hesse, 2008, p. 13.
(3) cité, p. 36, dans Roch Philippe, Le penseur paléolithique. La philosophie écologiste de Robert Hainard, Labor et Fides, 2014.
(4) cité, p. 161.
(5) Le monde plein, op. cit., p. 10.
(6) cité p. 24, dans Roch Philippe, Le penseur paléolithique. La philosophie écologiste de Robert Hainard, Labor et Fides, 2014.
(7) Expansion et nature, cité p. 155.
(8) p. 158.
(9) cité, p. 35.
(10) cité, p. 39.
(11) cité, p. 40.
(12) Nature et mécanisme, cité p.19.
(13) cité, p. 20.
(14) cité, p. 20.
(15) cité, p. 77.
(16) Le monde plein, op. cit., p. 13.
(17) Voir l’article Les retombées du romantisme : à la découverte des continents oubliés
(18) cité, p. 91.
(19) Le monde plein, op. cit., p. 51.
(20) cité, p. 105.
(21) cité p. 142.
(22) p. 159.