Présentation des bases du « Travail qui relie » à partir du livre de Joanna Macy « Écopsychologie pratique et rituels pour la Terre » et analyse critique

ecopsychologie

Bien que Joanna Macy ne se soit jamais présentée elle-même comme écopsychologue, nous avons fait le choix d’étudier le livre qu’elle a co-écrit avec Molly Young Brown, Écopsychologie pratique et rituels pour la terre, Retrouver un lien vivant avec la nature (1), d’une part en raison de cet intitulé, d’autre part parce que des animateurs, des conférenciers et des écrivains qui travaillent dans le champ de l’écopsychologie y font souvent référence.

Dans la préface de cet ouvrage, Joanna Macy explique combien il est nécessaire de « changer de cap », si nous voulons « prendre part à la guérison du monde » (p. 11). Il s’agit de réaliser un « passage radical d’une société de croissance industrielle autodestructrice à une société compatible avec la vie ». Son livre, annonce-t-elle,  « vise à aider chacun de nous à prendre part à ce changement de cap » (p. 12) en proposant un ensemble de méthodes qui ont été développées lors de séminaires ou d’ateliers.

Nous noterons qu’avant de devenir le « Travail qui relie », les pratiques présentées par Joanna Macy s’appelaient « travail sur le désespoir et réappropriation de son pouvoir » (p. 11).

Leur but est de permettre aux participants de réveiller en eux les forces vives qui les amèneront à « jouer leur rôle dans la création d’une civilisation soutenable » (p. 76). L’ouvrage se veut « un guide » de « pratiques interactives » qui « mettent au jour les motivations les plus profondes » (p. 12) à participer à ce vaste projet et, ce faisant, aident chacun à évoluer.

« Elles (les pratiques interactives) s’appuient sur cette aspiration et nous aident à retrouver le courage, l’implication et la solidarité nécessaire pour changer nos vies et passer à l’action pour prendre soin de la planète. » (p. 12-13)

Le « travail qui relie » repose sur des fondements théoriques que Joanna Macy énonce ainsi (p. 77-79)  :

1. « Ce monde duquel nous sommes issus et dont nous faisons partie est vivant. »

2. « Notre véritable nature est beaucoup plus ancienne et plus inclusive que la personne séparée définie par l’habitude et la société. »

3. « L’expérience de notre douleur pour le monde jaillit de notre interdépendance avec tous les êtres, d’où provient aussi notre pouvoir d’agir en leur nom. »

4. « Ce déblocage a lieu quand notre douleur pour le monde n’est pas seulement validée intellectuellement, mais ressentie. »

5. « Lorsqu’on se relie à la vie en endurant volontairement sa propre souffrance à son égard, l’esprit recouvre sa lucidité naturelle. »

6. « L’expérience de reconnexion avec la communauté de la Terre suscite le désir d’agir en son nom. »

Un atelier selon « le Travail qui relie » se déroule en suivant un processus en spirale qui contient quatre étapes.

Etape 1 : « Affirmer la gratitude » (p. 105)
Directement inspirée de la tradition bouddhiste, cette étape est un temps pour se remémorer la beauté de la vie et le cadeau précieux que nous avons reçu en naissant dans un univers magnifiquement orchestré. Un temps pour dire merci aux dons qui nous sont faits quotidiennement. Un temps donc pour réorienter notre regard, d’habitude happé par les objets à consommer ou à produire.

Etape 2 : « Reconnaître et honorer notre douleur pour le monde : travail sur le désespoir » (p. 113)
Il s’agit d’accueillir nos réactions d’effroi, de colère, de tristesse face aux drames planétaires, de reconnaître aussi les sources d’inerties en nous : peurs, sentiments d’impuissance, de culpabilité… donc de prendre conscience de notre responsabilité dans ce qui se produit actuellement à l’échelle de la Terre.

Etape 3 : « La mutation : voir avec des yeux neufs » (p. 137)
Nos sentiments de douleur pour le monde révèlent l’interconnexion des êtres. Notre vision s’élargit jusqu’à inclure nos ancêtres et nos descendants et tous les existants sur terre. En réalisant notre appartenance à l’ensemble, nous découvrons que nous pouvons avoir du pouvoir pour créer une société soutenable.

Etape 4 : « Passer à l’action » (p. 195)
Cette étape fait le pont avec le retour à la vie quotidienne. Il s’agit d’identifier nos aspirations pour mettre nos talents et nos ressources au service du Vivant et de repérer les appuis qui se trouvent autour de nous afin de mener à bien nos actions en faveur du changement de cap.

En résumé, la vocation de ce parcours est de se relier à la « toile de Vie » et de se libérer de l’inertie pour aller vers l’action créative.

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Point de vue critique sur le contenu du livre de Joanna Macy :

un « Travail qui relie » ou un « Travail qui conduit » ?

La démarche de Joanna Macy s’inscrit dans une série de pratiques qui cherchent à ranimer notre lien émotionnel avec l’univers plus vaste, naturel, à nous faire redécouvrir notre apparentement au monde non-humain.

Dès les années 1960, Robert Greenway organisait régulièrement des séjours dans des espaces sauvages pour ses étudiants. Dans son article « The way of wilderness » (2), Steven Harper explique les pratiques d’immersion qu’il a lui-même mises au point afin de provoquer une fissure dans le vernis civilisé des personnes et réveiller le « primitif » qui sommeille en elles : des temps expérientiels allant de quelques heures à plusieurs mois passés dans un milieu naturel. Quant à François Terrasson, il était connu en France pour les nuits en pleine nature, loin de tout, qu’il faisait vivre aux participants de ses groupes.

Le «Travail qui relie » se présente comme une autre démarche en vue de réanimer le lien profond avec la Terre. Joanna Macy s’intéresse à ce que les personnes vivent intérieurement face aux désastres écologiques. Sa méthode offre un espace pour qu’elles puissent exprimer ces émotions (espace qu’elles n’ont pas forcément dans leur vie quotidienne) et ceci dans un objectif bien défini.

Dans son introduction, elle explique qu’elle propose un guide pratique pour que chacun non seulement renoue avec le vivant mais prenne également « part à la guérison du monde » (p. 11). Michel-Maxime Egger parle à cet égard d’une « mission qu’elle s’est donnée » :

« La mission qu’elle s’est donnée est de transmettre cette « espérance active » et surtout d’aider les personnes à développer leurs ressources – intérieures et sociales – pour l’incarner. L’enjeu est de passer du déni de réalité à la conscience, de l’apathie au désir d’action constructrice… » (3) 

Nous savons que l’écopsychologie insiste sur la nécessité que soit réanimé le lien au vivant, que ce soit à l’extérieur – le vivant du monde – qu’à l’intérieur – le vivant dans les profondeurs de soi. L’humanité est mise en danger en raison de la violence qu’elle exerce et cette violence se manifeste tant en externe, vis-à-vis de notre maison et de ses habitants, qu’en interne, vis-à-vis de soi-même.

Mais, alors que Joanna Macy donne le nom de « Travail qui relie » à l’ensemble des pratiques qu’elle propose et qu’elle choisit comme sous-titre de son livre « Retrouver un lien vivant avec la nature », elle énonce que son but est d’aider chacun à s’engager en vue du changement de cap (p. 12). Dans ce sens, il semble que nous ayons affaire à un « Travail qui conduit » (à s’engager) plutôt qu’à un « Travail qui relie ».

En effet, l’expérience de l’écoute (en psychanalyse ou en psychothérapie) nous apprend que pour renouer avec le vivant en soi il faut un espace dégagé de toute intention. Ainsi, la vie en sa nouveauté radicale peut surgir. Une écoute suffisante à partir de l’endroit où les gens se trouvent (ici dans la reliance à la Terre), un cadre sécurisant ainsi qu’une absence de dessein sont les conditions requises pour que chacun ait la possibilité de laisser s’exprimer ce qui l’habite au plus profond, souvent à son insu. Offrir cette place vierge au processus vivant permet qu’émerge l’inattendu, l’imprévisible, au risque même de s’en trouver dérouté.

Certes, dans la pratique proposée par Joanna Macy, le temps offert aux participants pour exprimer leur éprouvé face aux dégâts planétaires facilite une plus grande écoute d’eux-mêmes à ce sujet. Se sentant validés dans leur ressenti, ils vont faire davantage confiance à ce qui se manifeste en eux. Le problème est que l’accent étant mis dans la foulée sur leur engagement en vue du « changement de cap », ce processus ne peut s’approfondir davantage.

C’est ainsi que l’approche peut faire penser au behaviorisme : il suffit de proposer des méthodes pour que des changements s’enclenchent. Ce qui se passe dans la « boite noire », autrement dit au cœur de la psyché, n’est pas réellement pris en compte. Pourtant, c’est bien de cette terra incognita que sourd la vie sensible, affective, émotionnelle… et qu’émerge finalement la conscience. L’ignorer permet de faire l’impasse sur les processus de défense qui se constituent à notre insu et visent à nous protéger.
Comment les participants intègrent-ils le « Travail qui relie » dans leur vie quotidienne après avoir participé à un stage ? Pour le savoir, une étude serait souhaitable, si cela était possible, afin de mesurer l’ampleur et la durée des changements qui ont été provoqués en eux ainsi que la réalisation des engagements qu’ils ont pris au cours de l’étape 4.

Pour nous, ce qui, dans le processus proposé par Joanna Macy, reste en panne est l’approfondissement des émotions vécues par les participants. Il ne suffit pas d’exprimer un ressenti pour être automatiquement relié au vivant en soi. Ce peut être une étape mais elle n’est pas suffisante. Ce peut être aussi un leurre, par exemple pour certaines personnes en quête de sensations fortes. Accepter sa vérité subjective ne se limite pas à accueillir la manifestation de ce que l’on éprouve. Il faut aller jusqu’au fin fond du ressenti pour en laisser émerger sa signification, quelle que soit celle-ci. Alors seulement la vie peut véritablement s’exprimer à travers soi. La pratique montre que c’est dans la maturation après l’émotion, dans « la métabolisation » du vécu affectif, que se fait le vrai travail de changement psychique.

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Un processus de mobilisation

 A vrai dire, Joanna Macy ne se contente pas de mobiliser les participants pour qu’ils deviennent des acteurs du changement, elle indique (p. 13) que son travail se situe dans le champ du bouddhisme :

« Le Dharma du Bouddha me suggère d’envisager le travail décrit dans ce livre comme une formation de bodhisattva. Le bodhisattva est l’incarnation de la compassion qui agit simplement mais résolument au nom de tous les êtres, et qui se laisse vivifier – libérer en fait – par son interdépendance avec eux. » (4)

Pour atteindre son objectif, elle procède de la façon suivante :

– Au début (chapitre 1), elle rappelle à son lecteur qu’il vit dans une période cruciale. Elle lui  propose de choisir la vie, autrement dit d’œuvrer à la construction d’ « une société qui “soutient” la vie » (p. 23), tout en lui rappelant qu’il y a urgence et que ceux qui s’y engageront seront des êtres courageux.

« Si un monde vivable doit exister pour ceux qui nous suivront, ce sera parce que nous aurons réussi à opérer la transition entre la société de croissance industrielle et une société qui soutient la vie. Quand ils se retourneront sur ce moment historique, ils verront, peut-être plus clairement que nous maintenant, à quel point il était révolutionnaire… (5)
Ils verront cette époque comme un moment crucial. Alors que la révolution agricole a demandé des siècles et la révolution industrielle plusieurs générations, cette révolution écologique doit advenir en l’espace de quelques années. Elle doit aussi être plus radicale, car elle ne concerne pas seulement la politique économique, mais aussi les habitudes et les valeurs qui la favorisent ». (p. 23-24)

– Une fois l’urgence de « choisir la vie » affirmée, Joanna Macy avance (chapitre 2, p. 33) que « le plus grand danger » provient de « l’apathie, l’inertie de l’esprit et du cœur » qui sont dues aux nombreuses peurs qui nous habitent : peurs de souffrir, de désespérer, de paraître morbide, faible ou ignorant, de culpabiliser, de provoquer de la détresse, manque de confiance en notre intelligence, etc.

Au total, entre le temps qui presse et le constat de toutes ces peurs qui l’habitent, le participant risque de ne pas garder tout à fait sa lucidité et vouloir sortir au plus tôt de cette situation qui l’angoisse et le contraint.

– Dans le troisième chapitre, intitulé « Le miracle élémentaire : notre vraie nature et notre vrai pouvoir », Joanna Macy s’appuie sur les recherches nouvelles, scientifiques – la théorie générale des systèmes – et philosophiques – l’écologie profonde – ainsi que sur les enseignements traditionnels – notamment ceux des peuples premiers et du bouddhisme – pour expliquer l’émergence actuelle d’un « nouveau type de connaissance, une compréhension de plus en plus développée de notre interdépendance radicale avec toutes choses dans l’univers » (p. 52). Cette prise de conscience de l’« interexistence » nous permet de réaliser que toute action que nous menons a un impact sur le système.

« Agir au nom du bien commun peut servir deux buts qui se recoupent : apporter au système le feedback requis sur les défis qu’il rencontre et transformer les principes sur lesquels il fonctionne. Cela aide à changer les normes de l’intérêt personnel individuel et compétitif en faveur de l’intérêt collectif et systémique. » (p. 72)

En lisant ces chapitres, on remarque que leur écriture ne facilite pas la prise de distance du lecteur avec les propos de l’auteur. L’utilisation répétée du « nous », comme dans la phrase « nous pouvons refouler nos sentiments de désespoir pour notre Terre et notre avenir », a tendance à emporter l’adhésion. (Comme le chante Johnny Halliday, « on a tous quelque chose en nous de Tennessee ».) Si la formulation avait été autre – par exemple, « on observe une propension à refouler les sentiments de désespoir pour la Terre et l’avenir » -, son impact serait différent dans l’esprit du lecteur, alors que, dans le cas de l’utilisation du « nous », la  nécessité de comprendre la phrase, de suivre le déroulement de l’énoncé, le pousse à s’identifier à ce « nous ». L’espace entre lui et la proposition se fait mince. Il lui est plus difficile de prendre du recul, d’observer l’écart entre ce qui est dit et ce que lui-même est susceptible de penser.

– Dans le chapitre 4, Joanna Macy en vient à nous proposer sa pratique, « le Travail qui relie », pour nous « permettre de transformer nos vies afin de guérir notre monde » (p. 75). Elle explique les fondements théoriques de sa méthode et, dans la foulée, sans que nous en percevions le lien logique, elle fait appel à la prophétie de Shambala. Le lecteur à qui il a été rappelé, dans les chapitres précédents, l’urgence du moment ainsi que ses craintes, ses sentiments de culpabilité et d’impuissance et son aliénation à la société de croissance industrielle découvre que :

« Dans cette ère, lorsque l’avenir de toute vie sensible est suspendue au plus frêle des fils, le royaume de Shambala émerge. »

En sanskrit, Shambala signifie : le lieu du bonheur paisible. C’est une terre pure, qui existe mais qu’on ne peut cependant situer sur une carte. Seuls y ont accès ceux qui ont acquis le « bon karma ». Selon la légende tantrique, le vingt-cinquième roi de Shambala reviendra dans le monde pour chasser les forces obscures avec l’aide de ses guerriers et établir un âge d’or.

« Vous ne pouvez vous y rendre, car il ne s’agit pas d’un lieu. Ce n’est pas une entité géopolitique. Ce royaume existe dans le cœur et l’esprit des guerriers du Shambala. Vous ne pouvez pas non plus reconnaître un guerrier du Shambala quand vous le rencontrez, car il ne porte ni uniforme, ni insigne et ne porte pas d’étendard. Ils n’ont pas de barricades où grimper pour menacer l’ennemi, ou derrière lesquelles se cacher pour se reposer ou se rassembler. Ils n’ont même pas de territoire propre. Ils doivent toujours se déplacer sur le terrain des barbares eux-mêmes.

Maintenant vient l’heure où un grand courage – un courage moral et physique – est requis des guerriers du Shambala, car ils doivent se rendre au cœur même de la puissance barbare, dans les recoins et les citadelles où les armes sont fabriquées et gardées, afin de les démanteler. Pour démanteler les armes, dans tous les sens du terme, ils doivent aller dans les couloirs du pouvoir, là où les décisions sont prises.

Les guerriers du Shambala en ont le courage car ils savent que ces armes sont “manomaya”, des créations mentales. Fabriquées par l’esprit humain, elles peuvent être défaites par l’esprit humain. Les guerriers du Shambala savent que les dangers qui menacent la vie sur Terre ne nous sont pas imposés par une puissance extraterrestre, des déités sataniques, une fatalité maligne ou une prédestination. Ils viennent de nos propres décisions, de notre style de vie et de nos relations avec les autres… » (p.80)

Les « deux armes des guerriers du Shambala (compassion et prise de conscience) représentent deux aspects essentiels du Travail qui relie. Le premier est la reconnaissance et l’expérience de notre souffrance pour la Terre. L’autre est la reconnaissance et l’expérience de notre relation réciproque radicale, puissante, avec toute vie. » (p.81)

Par ce récit à l’effet incantatoire, Joanna Macy s’adresse à la dimension pré-rationnelle de l’esprit humain et encourage l’adhésion émotionnelle à son propos. Elle fait passer le lecteur de l’angoisse mêlée de honte (« l’avenir de toute vie sensible est suspendue au plus frêle des fils »), à l’espoir adolescent de devenir un super-héros qui viendra à bout des forces du mal (« maintenant vient l’heure où un grand courage est requis »). On retrouve le même thème dans les comics américains tels que Superman, Spiderman, Batman, etc.

Pour résumer, la démarche proposée par Joanna Macy, avec sa structure en quatre étapes, peut se décoder ainsi :
Il existe un paradis sur terre (que l’étape 1 de la Gratitude permet de recontacter) mais il est gâché du fait de notre apathie (étape 2 : Reconnaître et honorer notre douleur pour le monde). Le participant ne peut rester impassible devant l’urgence de la situation et l’inconfort ressenti. Heureusement, une vision nouvelle est en train d’émerger (étape 3 : Voir avec des yeux neufs) qui permet de passer à l’action (étape 4 : Passer à l’action) : il s’agit pour lui d’identifier ses motivations pour mettre ses talents au service du changement de cap.

Un tel processus n’est pas sans rappeler celui de différents « embrigadements » : d’abord donner mauvaise conscience à la personne, puis lui proposer un engagement pour se racheter et ne plus se sentir exclue du paradis. L’enrôlement est alors facilité par les phénomènes de groupe qui renforcent « la contrainte à changer », un mécanisme mis en évidence par différentes expériences en psychosociologie, notamment celles menées par Kurt Lewin.

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L’animation de groupes

Outre ce danger, nous soulevons les risques que représente l’incitation à animer ce genre d’ateliers.
Joanna Macy recommande que le « Travail qui relie » soit mené en groupe, car le groupe fait « office de miroir grossissant qui nous aide à mettre au point » (p. 84).
Le groupe peut en effet servir de révélateur permettant le dévoilement de contenus restés obscurs. Mais il s’agit d’un outil qui n’est pas sans danger, qu’il faut donc savoir manier avec précaution. Joanna Macy évoque d’ailleurs les tensions que génère la position d’animateur de groupe (p. 90).

Malgré ces précautions, une illusion peut naître aisément à la lecture globale de la présentation de la méthode : celle de croire qu’animer un atelier dévolu au « changement de cap » est facile pour celui qui s’y engagerait. « Le Travail qui relie » fait appel aux émotions. Or, explorer la dimension affective de nos relations à la nature, qui plus est au sein d’un groupe faisant office de « caisse de résonance », peut susciter la réminiscence de situations traumatiques « non-terminées » qu’il n’est pas toujours aisé de gérer.

L’invitation à exprimer sa « douleur pour le monde » peut à tout moment ouvrir la porte à un épanchement émotionnel en rapport avec des difficultés personnelles. L’idée qu’il soit nécessaire d’aller sur le terrain de l’émotion n’est donc pas sans risque. Elle peut malmener les participants. Quel soin est-il pris des personnes, alors même que le déroulé du processus n’est pas toujours annoncé, notamment la phase dévolue à la manifestation des ressentis ? Quel souci a-t-on d’elles quand le cadre de sécurité manque et qu’on les laisse gérer seules leurs troubles une fois de retour chez elles ?

Dans le paragraphe intitulé « Ayez confiance dans le processus » (p. 88), Joanna Macy écrit :

« Votre rôle d’animateur n’est pas de résoudre les émotions des participants de l’atelier, ni de les secourir en les convainquant qu’“il y a de l’espoir” ou que “la vie mérite d’être vécue”. Si vous prenez pleinement conscience que la souffrance pour notre planète est la preuve de notre interdépendance et qu’elle peut nous ouvrir à la connaissance de la toile de la vie, vous serez capables de rester stable au sein de la turbulence des émotions. »

La question est loin d’être si simple. Joanna Macy présume des capacités de l’animateur à rester « neutre » au milieu « de la turbulence des émotions », celle-ci étant d’autant plus forte qu’elle se produit en groupe, qu’elle est donc amplifiée par les effets de contagion et de résonance des participants les uns avec les autres. Il faut que l’animateur soit solidement ancré en lui et qu’il possède une bonne connaissance de ses propres réactions émotionnelles et des tendances profondes de sa psyché pour être à même de rester suffisamment stable dans un tel contexte. Cela nécessite pour lui de s’être formé à la fois au travail intrapsychique et à la dynamique de groupe, voire cela implique qu’il accepte une supervision comme tout accompagnant d’êtres humains est appelé à le faire. Sinon, en toute bonne foi, il risque de biaiser le fonctionnement collectif, en étant plus ou moins « agi » par ses propres problématiques et par conséquent moins disponible au vécu de chaque participant.
Avoir conscience « que la souffrance pour notre planète est la preuve de notre interdépendance et qu’elle peut nous ouvrir à la connaissance de la toile de la vie » ne peut suffire.

L’accompagnement du participant

Autre point qui pose question : étant donné les exercices qui sont proposés (notamment « le Mandala de la vérité » ou « le Rituel du désespoir », p. 123 et 128), l’animateur aurait également un travail à faire dont Joanna Macy ne parle pas : celui de l’accompagnement en vue d’une élaboration de ce qui est vécu par les participants. Si l’on veut vraiment aider à renouer avec le vivant en soi, il est nécessaire que l’énergie émotionnelle se métabolise en capacité à penser la situation. Autrement dit, il est nécessaire que la personne ne reste pas au simple niveau de l’abréaction (réaction émotive par laquelle le sujet se libère, par des gestes ou des mots, de tendances refoulées dans le subconscient ou d’obsessions résultant d’un choc affectif ancien) mais qu’elle chemine, parfois en touchant l’une après l’autre plusieurs couches d’émotions à des niveaux de plus en plus profonds, pour trouver le sens de ce qu’elle traverse, un sens qui est le sien et non une adhésion aux idées de l’animateur ou de Joanna Macy. Il s’agit alors véritablement d’un « Travail qui relie » au vivant en soi.
Mais, nous l’avons vu, cette démarche est biaisée par la nécessité de forger des « militants » en vue du « changement de cap ». « Militant » est, on le sait, le terme utilisé pour dénommer celui qui œuvre à faire triompher ses idées et qui doit, pour ce faire, lutter contre ce qui s’y oppose. On risque alors de se détourner de l’intérieur car le danger à traiter est à l’extérieur.

La méthode a ses limites car elle ne permet pas d’acquérir une conscience détaillée des liens à la nature, autrement dit de saisir les différents niveaux de cette relation. Assurément, l’incitation à partager leurs affects en groupe peut aider les participants à libérer des ressentis qui leur pèsent et à trouver du soutien auprès de semblables, touchés comme eux par les dégradations planétaires. Mais l’enchaînement rapide d’un exercice à l’autre, sans espace suffisant pour l’élaboration personnelle, risque de les inciter à un passage à l’action qui court-circuite la phase de l’analyse et de la compréhension. Lorsqu’ils ne donnent pas lieu à un processus d’élaboration créateur de sens, les sentiments éprouvés manquent d’être suffisamment métabolisés pour que l’on soit en capacité d’approfondir les situations. Passer immédiatement de l’expression des émotions à l’étape de la perception des interdépendances, puis à celle de l’engagement dans un projet personnel, expose à ne pas laisser le temps de la maturation personnelle, le temps d’intégration de son vécu, nécessaire pour qu’en jaillisse la signification propre à chacun.

Dans ces conditions, le participant qui ne peut réaliser « la métabolisation » de l’énergie contenue dans ses affects risque de se retrouver seul dans un état d’inconfort plus ou moins grand (et plus ou moins dangereux) selon ce qui aura été touché en lui. Deux voies seront alors possibles pour lui. Ou bien les mécanismes de défense viendront recouvrir le tout, ou bien il devra trouver une aide ailleurs qui puisse le soutenir afin de traverser cet émotionnel jusqu’à son aboutissement. Les affects font partie du flot de la vie mais ils ne sont pas la quintessence du vivant.

La confusion entre soi et l’autre

A plusieurs reprises, Joanna Macy indique que les émotions du participant ne parlent pas que de son histoire personnelle mais aussi du désespoir social et de la souffrance de la Terre.

«  “En quoi tout cela est-il lié au désespoir que je ressens dans ma vie personnelle ?”
“Ma colère au sujet des entreprises qui saccagent l’environnement serait-elle en fait une manifestation de ma rage vis-à-vis de mon père qui a abusé de moi ?”
“Comment savoir si je pleure pour la planète ou pour mon amour perdu (enfant mort, carrière brisée, etc) ?”
De telles questions font souvent surface dans un atelier. Exprimées ou non, elles sont présentes à l’esprit des participants et doivent être traitées. » (p. 88 et 89)

Suit alors une présentation de paroles rassurantes que l’animateur pourra utiliser à l’adresse des participants :
la souffrance personnelle et la souffrance sociale sont étroitement intriquées ;
la souffrance personnelle permet de se sensibiliser à la souffrance de la planète… (p. 89)

Ici aussi, on regrette qu’il n’y ait pas un réel accompagnement du processus émotionnel de la personne qui la conduirait à faire elle-même les liens entre les différents niveaux. On comprend toutefois que ces ateliers ne puissent offrir ce genre de service. D’ailleurs, Joanna Macy conseille aux animateurs du « Travail qui relie » de recommander une thérapie personnelle aux participants qui auraient besoin de « gérer leur détresse personnelle » (p. 90).

La question devient plus problématique quand, pour l’exercice « le Rituel du désespoir », il est déclaré que :

« l’effroi, la rage, la colère et le chagrin ne sont pas nécessairement les nôtres. Étant donné notre interdépendance dans la toile de la vie, les larmes que nous versons pourraient aussi bien être celles d’une mère irakienne, d’un enfant de la rue, d’une baleine pourchassée. » (p. 130-131)

Il y a là risque de confusion entre soi et l’autre puisque la personne peut être traversée par l’émotion venant d’un autre existant, humain ou non-humain. Certes, elle peut éprouver de la tristesse ou de la colère devant le spectacle de la souffrance d’autrui (la mère irakienne, l’enfant dans la rue, la baleine pourchassée). Mais s’agit-il vraiment du vécu de son partenaire ? Ne pourrait-on pas imaginer aussi qu’il s’agisse simplement de son propre émoi devant la douleur de celui-ci, les neurones miroirs de son système nerveux la faisant entrer en empathie avec lui ?
De tels propos, sans prendre davantage de précautions, tracent une voie qui peut mener à nier la différence entre soi et l’autre à la base du rapport d’altérité. Les frontières s’estompent alors, provoquant une altération de l’unicité de chacun, autrement dit de son caractère singulier, et générant un amalgame qui entrave la possibilité d’une relation dialogique entre un Je et un Tu, d’un lien réel entre eux.
Alors même que la relation d’altérité demande à être davantage développée si nous voulons que les êtres humains se montrent plus respectueux vis-à-vis de leurs partenaires, humains et non-humains, autrement dit que la vie singulière de ces derniers soit davantage prise en compte, la tendance à l’amalgame fait directement obstacle à cette perspective.

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[1]
Joanna Macy, Molly Young Brown, Editions le souffle d’or, 2008.
(2) Ecopsychology, Restoring the Earth, healing the mind, Roszak Theodore, Gomes Mary E., and Kanner Allen D., Sierra club book – San Francisco, 1995, p. 183.
(3) Soigner l’esprit, guérir la Terre, Introduction à l’écopsychologie, Labor et Fides, 2015, p. 248.
(4) Dans le bouddhisme mahayana, il désigne celui qui a formé le vœu de suivre le chemin indiqué par le Bouddha Shakyamuni, qui a pris refuge auprès des trois joyaux (Bouddha, dharma et sangha) et respecte strictement les disciplines destinées aux Bodhisattvas, pour aider d’abord les autres êtres sensibles à s’éveiller tout en progressant lui-même vers son propre éveil définitif, qui est celui d’un bouddha.
(5) Sous-entendu, ceux qui s’engagent aujourd’hui sont des révolutionnaires dont les générations futures apprécieront l’engagement.
(6) Pour illustrer ce mécanisme de projection, voici un exemple. Cathy, une petite fille de huit ans aperçoit un chat déambulant dans un parc. La voilà qui s’apitoie  : « Oh ! Le pauvre petit chat perdu… »  Rien dans la situation ne peut faire penser que l’animal est véritablement en errance. Par contre, sachant que Cathy manque de reconnaissance de la part de ses parents, on est en droit de se demander si elle n’est pas en train de projeter
sur lui son propre ressenti.

 

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