« Radical ecopsychology » chapitre 2

Le discours à adopter par l’écopsychologie

Andy Fisher soulève la question du discours que les écopsychologues doivent adopter pour faire comprendre leur point de vue, étant donné qu’ils s’adressent à des gens habitués à un tout autre langage, celui de la norme actuelle, fondée sur le dualisme.

« Le danger est que la réalité qui est proche de notre coeur et dont nous nous sentons obligés de parler peut être si faiblement reconnue par les autres qu’elle est tout simplement “hors du réel dont on puisse discuter”…
Simplement, en contestant la division stricte entre interne, subjectif, réalité humaine et externe, objectif, réalité naturelle, l’écopsychologie met implicitement en question toute la recherche traditionnelle qui est basée sur cette division[1]. »

La tendance dualiste, rationaliste, objectivante, de notre époque, affecte grandement la psychologie, que ce soit la psychologie cognitive, le comportementalisme, et même la psychologie environnementale. Cette dernière relève en effet d’un courant scientifique qui maintient le clivage Homme/Nature, si bien qu’elle ne peut, à l’inverse de l’écopsychologie, poser les questions de fond concernant les raisons de la crise écologique.

« L’écopsychologie a tendance à attirer les psychologies appartenant le moins au courant principal et qui sont les plus orientées vers l’expérience, tandis que la psychologie environnementale tient plutôt la ligne scientifique. Le challenge pour l’écopsychologie est ainsi de s’élever au-dessus de l’attachement de la psychologie vis-à-vis des formes variées d’objectivisme, en conséquence de trouver un mode de discours qui peut fonctionner dans l’espace en jeu entre l’humain et le naturel[2]. »

Fondamentalement, l’écopsychologie est centrée sur l’interrelation entre l’Humain et le Naturel.

« Le sujet de l’écopsychologie n’est ni l’humain ni le naturel, mais l’expérience vécue de l’interrelation entre les deux, que la « nature » en question soit humaine ou non-humaine[3]. »

Etant donné le hiatus qui résulte de cette perspective face au positionnement dualiste de la société, Andy Fisher estime que l’écopsychologie ne pourra s’en sortir qu’en utilisant un mode rhétorique et herméneutique dans son discours (la rhétorique étant l’ensemble des règles, des procédés, qui constituent l’art de bien parler et l’herméneutique, la science de l’interprétation des textes).

Si la rhétorique concerne donc l’art de communiquer, l’herméneutique concerne pour sa part la création de sens. En réalité, nous avons besoin des deux pour mettre en lumière ce qui manque dans le discours rationnel, scientifique, qui, pour sa part, n’existe qu’à partir du moment où la division entre objet et sujet est posée.

« En somme, un discours interprétatif et rhétorique peut parler à la réalité éprouvée de notre relation étroite au processus vivant et ainsi dire quelque chose de critique qui puisse aider notre société à se dégager de son positionnement initial de séparation[4]. »

 

« Qu’est-ce que la nature ? »

C’est une des premières questions que nous devons nous poser. Doit-on réduire la nature extérieure à de la matière en évolution ? Doit-on réduire la nature humaine à de simples processus physiologiques et biochimiques ?

En fait, concernant la nature humaine, nous avons affaire à un dilemme : nous devons

« soit faire glisser les humains dans “la nature” et ainsi nous imaginer nous-mêmes comme des animaux mécaniques ; soit inventer une nature ajustée à nous-mêmes, qui soit limitée aux dimensions socioculturelles ou psychologiques, donc aux dimensions “humaines”.  Aucune de ces options ne garde vivante la tension entre les deux termes[5]. »

Sigmund Freud n’a pas évité cet écueil. Son attachement à « faire science » l’a empêché de saisir le lien entre le monde pulsionnel qu’il a décrit à l’aide de termes scientifiques (mécanique, hydrodynamique…) et la capacité de l’être humain à faire du sens (symbolisation, représentations, langage…). Cependant :

« Parce que le discours de Freud reconnaît que l’être humain est sous-tendu par la nature, et parce qu’il préserve la composante (ou la signification) expérientielle, il peut être considéré comme étant une étape de transition vers une forme qui corresponde davantage à l’écopsychologie. Alors que Freud traite l’énergie naturelle et l’expérience humaine à l’intérieur de domaines séparés, l’écopsychologie requiert un discours singulier dans lequel l’humain et le naturel peuvent être tenus ensemble dans des termes plus unitaires[6]. »

 

L’écopsychologie : un terrain né de l’aliénation…

« Ne serait-il pas approprié de dire que le “vaste continent” dessiné par les écopsychologues est, en fait, un terrain né de l’aliénation ? [7]» s’interroge A. Fisher.

Les racines de l’écopsychologie remonteraient à Jean-Jacques Rousseau, le premier écrivain à relever « l’importance psychologique de se relier à la nature sauvage ». Le « sens de la nature » serait ainsi venu pour répondre à un manque.

…qui doit trouver son propre discours

L’écopsychologie doit se montrer créative en développant sa propre praxis, car nous manquons de termes qui éclairent la relation homme-nature.
Freud et Jung ont réussi à trouver un langage vivant pour faire part de leurs expériences. De même, en écopsychologie, un discours original est appelé à naître pour rendre compte de ce qui est vécu. Greenway, parmi d’autres écopsychologues, a insisté sur la place à donner aux poètes, écrivains, musiciens, plasticiens… à l’intérieur du champ écopsychologique. Cependant, Andy Fisher revient sur la nécessité pour l’écopsychologie de trouver sa « propre voix ». Le concept a émergé en réponse à un manque. Notre expérience est celle d’un vide douloureux et nous manquons de mots pour parler de cette absence. Il est nécessaire d’écouter cette expérience, de la nommer, pour comprendre ensuite ce qui l’a générée.

« J’aspire à un genre de discours basé sur l’expérience du manque. Bien sûr, de nombreuses personnes se sont assises dans des sweat lodges avec des esprits animaux qui surgissaient de l’obscurité, elles ont appelé des visions et les ont reçues, elles ont senti le pouvoir immanent de la Déesse, elles ont expérimenté un profond éveil de la conscience par le yoga ou la méditation… Cependant, mon intérêt, est de développer un discours plus focalisé sur l’expression et l’éclaircissement de notre séparation qui est, je crois, le lieu de notre expérience commune… Tandis que les écopsychologues ont pu définir un nouveau domaine d’étude, cela ne signifie pas pour autant qu’ils le connaissent bien. De mon point de vue, la ligne d’attaque de notre théorie sera la ligne d’attaque de notre expérience[8]. »

L’approche herméneutique est nécessaire pour saisir le monde.

«  La voie qui échappe à l’objectivisme consiste à participer plus intimement, plus concrètement, avec son sujet et, de cette façon, à découvrir les significations, à développer les compréhensions ou faire les interprétations qui sont inaccessibles à un observateur qui se tient à distance[9]. »

L’herméneutique permet d’appréhender l’étranger, l’inconnu, le non-familier et de le rendre saisissable grâce au processus d’interprétation. Elle a le pouvoir de nous relier à nouveau avec ce qui a été mis à distance au cours de notre histoire, en raison du développement de l’écriture[10] et de l’artificialisation du monde. Il s’agit donc d’écouter ce qui s’est tu, en l’occurrence la nature, d’une manière qui est impossible à réaliser pour l’approche scientifique.
Alors que nous nous trouvons dans cette ouverture à l’étranger, notre horizon s’élargit, mettant à mal nos présupposés. C’est par cette rencontre avec l’autre que nous changeons vraiment.

La dimension rhétorique du discours est également appropriée à l’écopsychologie si celle-ci veut développer ses positions radicales.
A l’origine, les mots ont tous une dimension métaphorique née de notre expérience du monde, ce qui fait que notre discours n’est jamais neutre. En parlant, nous sélectionnons des symboles linguistiques afin de communiquer notre façon de voir, en touchant celui qui nous écoute ou qui nous lit.
Pour James Hillman, la rhétorique est le discours de l’âme, l’âme étant « précisément ce mode de reconnaissance de toutes les réalités comme étant fondamentalement symboliques ou métaphoriques[11]. »

Pour développer un discours à la fois herméneutique et rhétorique, Il s’agit donc de revenir à l’expérience : à ce que nous percevons « sans l’aide de la science ni d’autres formes d’explication », à ce que nous ressentons vraiment. Non pas évacuer l’investigation scientifique mais la replacer à l’intérieur du contexte de l’existence vécue.

« Je désire montrer que ce ne sont pas seulement les champs et les forêts qui se tiennent pour l’essentiel à l’extérieur du contrôle de la modernité, qui sont sauvages, mais notre propre nature corporelle ; je désire rejeter l’alliance du courant prédominant de la psychologie avec l’ordre technologique-économique qui prévaut, et, à la place, réunir ma psychologie avec l’ordre de la nature primordiale à l’intérieur et à l’extérieur[12]. »

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[1] Andy Fisher, Radical ecopsychology, Psychology in the service of Life, State University of New York Press, 2002, p.30 et 31.
[2] Ibid., p.32.
[3] Ibid., p. 31 et 32.
[4] Ibid., p. XVII.
[5] Ibid., p. 35.
[6] Ibid., p. 35.
[7] Ibid., p.37.
[8] Ibid., p.41 et 42.
[9] Ibid., p.36.
[10] David Abram développe l’idée que notre monde s’est coupé de la nature en partie en raison de la pratique de l’écriture phonétique, celle-ci ayant perdu toute référence aux phénomènes naturels, contrairement aux écritures pictographiques (idéogrammes).
[11] Cité par A. Fisher, op. cit., p. 43.
[12] Ibid., p. 46.