Marie Romanens
En 2003, je publiais l’ouvrage « Maltraitance au travail » qui a pour thème la souffrance endurée par les travailleurs dans un système régi par la loi du marché. Je proposais alors une analyse de notre société soumise au diktat économique. Cette analyse a fait l’objet d’échanges plus récents avec John Evans et Patrick Guérin en vue de la rédaction de cet article. |
Pour l’écopsychologie, derrière les méfaits causés à la nature, il y a des hommes dont le comportement s’ancre dans des motivations profondes. C’est pourquoi elle s’est fixé comme objet d’étude la relation entre notre psyché et notre environnement. Andy Fisher le signale avec insistance, dès lors le risque pour elle est d’oublier le rôle essentiel joué par la société.
« Je mets l’accent sur le besoin vital pour les écopsychologues d’être davantage engagés dans une analyse sociale. » (1)
« Si nous cherchons, en toute bonne foi, à comprendre la psychopathologie dans la relation homme-nature, nous ne pouvons échapper à l’examen de la médiation sociale de cette relation. Si la psyché existe au-delà des frontières de la peau, alors nous avons affaire à un phénomène social autant qu’écologique, et notre éloignement de la nature est lié à notre aliénation vis-à-vis de la société humaine. » (2)
Pour aller de l’avant en écopsychologie, nous n’avons d’autre choix que de penser de façon complexe en prenant en compte les différents éléments du système et leurs interconnexions. En l’occurrence :
– Le psychisme de la personne, lui-même construit à partir de la relation qu’elle a eue avec « les autres », les proches, la société dans son ensemble et l’environnement artificiel et naturel ;
– La société, elle-même constituée de personnes et de groupes d’intérêt dont l’organisation dépend, au moins pour une part, de son milieu ;
– L’environnement, redessiné en grande partie par les humains.
Compte tenu de la tendance de l’écopsychologie à mettre l’accent sur la responsabilité individuelle dans la crise actuelle en négligeant le facteur sociétal, dans cet article je me focaliserai surtout sur la dimension collective, trop oubliée. Mais l’importance accordée au sociétal ne doit pas pour autant faire disparaître le facteur individuel, car si la société représente une entité propre avec ses lois, ses règles, son « inconscient », elle est aussi le résultat du comportement des personnes qu’elle englobe.
Dans Maltraitance au travail, publié en 2003, je me suis déjà penchée sur la question, à la suite de l’écoute de nombreux patients qui relataient les souffrances vécues dans leur emploi. A plusieurs reprises, je me servirai ici de l’analyse que j’ai faite à cette époque concernant le harcèlement infligé par notre société marchande dirigée par la finance.
Volkswagen ou le déni du réel du travail
Mais revenons au présent. Octobre 2015. L’affaire des moteurs truqués de Volkswagen est à la une des journaux. Fleuron de l’industrie allemande, la firme reconnaît avoir équipé les moteurs de 11 millions de véhicules d’un logiciel dans le but de fausser les résultats des tests antipollution. Le directeur se voit dans l’obligation de démissionner. En interne, on cherche les personnes responsables de l’escroquerie.
« La direction du groupe a identifié les personnes responsables du logiciel truqué… Pour l’heure, quatre personnes, dont trois directeurs responsables à différentes époques du développement des moteurs chez Volkswagen, ont été suspendues pour le moment en attendant le résultat d’une enquête interne. D’autres sont partis à la retraite. » (Le Parisien, 7 octobre 2015)
Il y a donc des responsables identifiés qui vont devoir payer cher leur acte.
A première vue, on peut se demander ce que cette affaire de moteurs truqués vient faire dans l’écopsychologie, à part le fait qu’il s’agit d’une question de pollution. Pourtant, cet évènement a le mérite de faire apparaître les rouages d’une machinerie qui participe à la dégradation de notre environnement. Car on ne peut dissocier les méfaits en termes d’écologie commis par quelques individus des conditions dans lesquelles ils agissent. La société marchande ne se contente pas de stimuler en chacun de nous nos besoins de consommer, nos désirs de possession et de jouissance, elle fait également pression sur les salariés pour une production qui soit de moins en moins coûteuse, donc libérée autant que possible de contraintes jugées superflues.
« Selon les confessions faites par les ingénieurs concernés, il était techniquement impossible de fabriquer le moteur EA 189, développé par Volkswagen en 2005, en respectant à la fois les plafonds d’émission de gaz polluants et les impératifs de coûts. Il aurait donc été décidé d’avoir recours au logiciel truqueur. » (Le Point, 4 octobre 2015)
Pour quelles raisons des ingénieurs, dans une firme connue pour son sérieux et sa fiabilité, en arrivent à truquer ? Quels sont les motifs pour lesquels ils prennent la décision de tricher ? Le libellé de l’article du journal Le Point répond en partie à la question : ils se trouvaient soumis à une double contrainte.
La double contrainte est un processus communicationnel, mis en évidence par Gregory Bateson, qui aboutit à une situation impossible à vivre, car il met l’individu à qui il s’adresse dans l’obligation de répondre à trois injonctions à la fois :
– la première injonction est de devoir faire quelque chose,
– la seconde est de devoir faire quelque chose en contradiction avec la première.
Ces deux injonctions peuvent être explicites ou implicites. Dans tous les cas, elles sont porteuses d’un paradoxe, comme dans le cas de Volkswagen avec ses deux directives incompatibles : respecter les plafonds d’émission de gaz polluants et respecter les impératifs de coûts.
– Enfin, une troisième injonction interdit au sujet de se dégager, que ce soit par désobéissance à l’une ou l’autre des deux premières injonctions ou par la dénonciation du caractère absurde de la situation dans laquelle il se trouve.
Pour l’école de Palo Alto, la double contrainte exerce une violence sur la personne en la mettant ni plus ni moins dans une position folle, car elle pose comme conciliable ce qui ne l’est pas. Elle dénie la réalité en censurant l’existence du conflit.
Pourtant le conflit existe bel et bien. Dans le cas de Volkswagen, la contrainte de fabriquer des véhicules moins polluants pour répondre aux critères exigés par les politiques écologiques s’oppose à l’impératif d’une rentabilité à tout prix qui satisfasse les pouvoirs financiers. Nier ou simplement minorer la contradiction existante entre ces deux objectifs met les salariés dans une position intenable. Christophe Dejours, psychanalyste et directeur du Laboratoire de psychologie du travail, parle à ce propos de « déni du réel du travail ».
Que veut-il dire par là ? Que, par un mécanisme d’annulation, il est possible d’évacuer ce qui se passe de manière effective sur les lieux professionnels pour y substituer une fiction. (3)
Ce déni du réel du travail est par la même occasion un déni des personnes.
Gommer la réalité au profit d’une fiction implique que l’on ne considère pas les autres comme des sujets mais comme des instruments au service de cette fiction. (4)
La collaboration
L’obligation de s’adapter à des contraintes excessives, voire de faire face à des demandes ingérables, malmène le salarié en raison de la pression subie. Mais ce n’est pas tout. Elle lui impose aussi de passer outre certaines valeurs qui sont les siennes, notamment son souci éthique et son besoin de cohérence interne.
Dans de telles conditions, quelle est sa marge de manœuvre ? Pas très grande à dire vrai. Soit il se refuse à consentir à une telle opération et défend ses valeurs en même temps que sa dignité de sujet au risque de devoir « prendre la porte ». Soit il accepte de rentrer dans le jeu, il « collabore » (pour reprendre le terme de Christophe Dejours) à la manipulation. L’exemple de Volkswagen fait apparaître jusqu’où celle-ci peut aller !
Un ingénieur que j’interrogeais un jour sur l’évolution de son entreprise dans le secteur de la métallurgie lourde me déclara tout de go : « A partir d’une certaine époque, on n’a plus entendu que ce leitmotiv : il faut que l’entreprise gagne de l’argent tout de suite et par tous les moyens ! »
Une saine logique voudrait que, pour le bien-être des humains, une certaine hiérarchie soit respectée, la finance se devant de rester au service de l’économie, elle-même restant au service de l’homme. L’ultra-libéralisme aboutit en réalité à une situation complètement inverse. La spéculation pouvant désormais mener bon train, les détenteurs de capitaux… misent sur l’entreprise à condition que celle-ci crée “de la valeur” c’est à dire leur rapporte un maximum de gains. (5)
La performance à tous prix ! Au prix de la technique, sacrifiée sur l’autel de la rentabilité puisqu’il faut privilégier le « court terme ». Au prix de la charge de travail qui fait pression sur les salariés, les conduisant parfois tout droit au « burn out ». Au prix de millions de chômeurs, travailleurs rendus inutiles par le système et qui rappellent sans cesse la précarité de l’emploi à ceux qui en ont encore un. Au prix enfin d’actes de tromperie auxquels certains se prêtent.
Essayer de déjouer les limites imposées par la réglementation est un comportement qui paraît se développer en réponse au surcroît de contraintes financières et à ses conséquences en termes de flexibilité. Les changements qui se produisent dans le monde professionnel paraissent s’accompagner d’un accroissement des comportements manipulateurs, calculateurs et sans scrupules. (6)
Ce nouvel état d’esprit, qui manifeste une tendance de plus en plus grande à la perversion, débouche sur des actes qui font entorse aux normes établies. Il autorise celui qui consent à une telle déviance à se jouer des règles, établies pourtant pour le bien de tous, afin de ne privilégier que les seuls intérêts à court terme de l’entreprise et, à travers eux, les siens propres. (7)
Paul, chef de service d’une administration financière, s’est plaint à plusieurs reprises d’assister impuissant à de graves abus :
« J’ai toujours été dans une situation qui m’a permis de constater des inégalités, de mettre le doigt sur un système de corruption qui, malheureusement s’est beaucoup aggravé depuis la décentralisation c’est à dire depuis les années 80. En même temps, j’étais obligé de constater que je ne pouvais rien faire. En théorie, on a une mission de contrôle mais, en réalité, on n’a pas les moyens de la réaliser. Détournements de fonds, dépenses fabuleuses de certaines communes, j’assistais à tout sans pouvoir intervenir d’aucune façon. Mon impuissance devant tous ces méfaits est totale et je ne la supporte pas. » (8)
Denis, qui avait été récemment embauché dans une grande surface, me disait sa stupéfaction devant le constat des irrégularités dans la gestion des rayons. Lui aussi éprouvait un sentiment d’impuissance devant la fraude :
« J’ai montré des produits douteux à mon chef. Il me les a fait remettre sur les présentoirs ! La viennoiserie, la viande, les employés changent les dates. Cela se pratique régulièrement. Même s’ils n’ont pas envie de le faire, ils le font, pour garder leur emploi, et, moi, bien sûr, je n’ai rien à dire. » (9)
Il est certain que « la collaboration » se nourrit des ambitions, des désirs de réussite, de la fascination du pouvoir, de l’attrait de l’argent chez le salarié. Mais elle peut tout simplement être le résultat de l’état d’insécurité dans lequel il se vit. Pour éviter de venir grossir la masse des chômeurs, il lui faut coûte que coûte sauver son emploi.
La création de l’aliénation
Déjà en 1956, le psychanalyste Erich Fromm s’était attaqué à la dimension sociétale de notre monde en crise dans son livre Société aliénée et société saine. Dans cet écrit, il mettait en lumière la tendance de la société contemporaine, capitaliste, à créer un type de caractère aliéné.
« Aliéné » signifie que l’on est pris par le système au point d’être dépossédé de soi, de devenir étranger à soi-même, d’être coupé de son être véritable. Tout tourné vers l’extérieur, avec de moins en moins de contact avec soi-même : avec ce que l’on ressent vraiment, avec ses désirs profonds, ses émotions, ses valeurs, ses envies de créer, toutes les forces vives en soi.
La société aliénante moderne traite l’individu non comme une personne mais comme une entité abstraite, évaluée selon des normes quantitatives, un objet qui doit trouver un emploi sur le marché et faire fonctionner la machine «économique. Ainsi, il se retrouve vidé de sa vie propre, de la substance qui fait son être au monde. Tels les moutons blancs du film de Charlot « Les temps modernes », il perd de plus en plus son identité et devient un automate qui suit docilement la voie indiquée.
Le problème avec l’aliénation, c’est qu’elle engendre une sorte de cercle vicieux. Au fond de nous-mêmes, nous avons tous besoin de nous sentir acceptés par notre entourage. Nous avons le désir d’être reconnus par nos pairs et admis dans la société qui est la nôtre. Pour la personne aliénée, cette nécessité devient cruciale car, se sentant vide à l’intérieur d’elle-même, elle repose essentiellement sur l’extérieur. Elle ne supporte pas la rupture, la séparation. Elle est donc dans l’incapacité de faire face à l’autre quand il se met à manquer ou qu’il montre un désaccord. Il lui est très difficile, voire impossible, de s’opposer parce que, sans l’autre, elle a l’impression de ne plus exister. Elle n’a d’autre choix que de s’adapter, ce qui la conduit à… collaborer.
Il est notable qu’une grande part des « pathologies » qui arrivent dans les cabinets de « psy » à notre époque soient des pathologies du vide : des personnes qui manquent de construction intérieure, qui ont perdu le sentiment de leur identité, qui ne trouvent jamais leur port mais se laissent flotter dans une errance psychique constante.
Erich Fromm a décrit ce passage du monde occidental à l’ère de l’insignifiance :
« Jusqu’à la fin du XIXe siècle, la nature et la société étaient toujours concrètes et définies. Il était possible de manier le monde naturel et social de l’homme, d’en discerner clairement les contours. Or, du fait du développement de la pensée scientifique, du progrès technique et de la disparition des obligations traditionnelles, cet aspect concret et défini du monde semble en voie de disparition… Nous ne sommes plus qu’un grain de poussière, un rien, quelque part dans l’espace, sans l’ombre d’une relation avec quoi que ce soit. » (10)
Réduits à l’insignifiance, vidés de nous-mêmes, dépossédés de notre dimension humaine, coupés des relations concrètes au monde et à la nature, devenus objets utilitaires, nous avons régressé vers la dimension mercantile et sommes devenus les marionnettes des pouvoirs extérieurs.
« Pratiquement, l’homme est alors rendu incapable de s’éprouver lui-même comme le possesseur actif de facultés et de richesses, et il devient une “chose” appauvrie, dépendante de pouvoirs extérieurs à sa personne, en lesquels il a projeté sa propre substance…
L’aliénation est presque totale dans notre société moderne…. L’homme a créé un monde d’objets fabriqués par lui, tel qu’il ne s’en était jamais rencontré auparavant. Il a conçu une machine sociale compliquée pour administrer la machine technique sortie de ses mains. Or l’ensemble de ses créations se tient désormais bien au-dessus de lui : il n’a pas le sentiment d’en être l’auteur et le centre, il a plutôt celui de servir un Golem qu’il aurait fabriqué lui-même… Il se heurte à ses propres pouvoirs incarnés par les objets de sa création… Possédés par eux, il a perdu la possession de lui-même. » (11)
Ces paroles datent de 1956 et n’ont malheureusement pas pris une ride. Tout récemment (septembre 2015), Roland Gori, professeur de psychopathologie et psychanalyste, est revenu sur cet état d’annihilation auquel le sujet se trouve réduit :
« Sous l’effet des traumas dus à une impréparation, le psychisme se met en position d’automate et s’abandonne à son “automatisme” machinal. L’individu s’adapte aux exigences de l’environnement pour survivre et se dote de moyens pour ne plus avoir à penser et à juger par lui-même. La subjectivité disparaît au profit de l’appareil adaptatif qui tend à prendre totalement en charge l’individu. » (12)
« L’appareil adaptatif », dans l’entreprise, c’est toute une pensée « hors-sol » qui, comme en agriculture intensive, coupe du réel. Ce sont toutes les techniques qui séparent le manager des hommes, qui le font par exemple changer d’atelier régulièrement. C’est une approche du travail avant tout technicienne : des procédures et démarches qui ont pour but de rationaliser le déroulé des actes dans le but d’« une qualité totale » sans qu’aucun espace vacant ne puisse plus exister. C’est aussi toute la recherche artificielle de mobilisation des personnes.
« L’image de l’homme motivé et communiquant qui se dessine à travers ces outils est celle d’un “être sans intérieur”, décomposé et réduit à une série de comportements de base élémentaires dont la connaissance et le maniement appropriés permettraient d’atteindre la plus haute performance. » (13)
« L’appareil adaptatif », c’est au-delà de l’entreprise la société en son entier. Ce sont toutes ces marques qui, par voie publicitaire, promettent monts et merveilles, quitte à tricher allègrement sur la marchandise. Car le cas de Volkswagen est loin d’être le seul…
Le New York Times du 17 octobre n’hésite pas à déclarer :
« Actuellement, le greenwashing pousse comme de la mauvaise herbe.
Terrachoice, une entreprise de consulting qui a étudié le phénomène, a trouvé que 95% des produits labellisés comme étant respectueux sur le plan écologique avaient commis au moins un des sept péchés du greenwashing. Ces péchés vont de simples petites entorses comme un manque d’informations jusqu’à des méfaits plus délibérés, tels que de fausses certifications. »
Et de donner des exemples de quelques entreprises prises en défaut : Lululemon Athletica avec ses vêtements spéciaux confectionnés en partie à base d’algues, qui auraient des effets favorables à la santé mais qui en réalité ne sont pas différents des traditionnels T-shirt en coton ; LG et Samsung avec leurs réfrigérateurs consommant plus d’énergie qu’il n’est déclaré ; Kimberly-Clark avec ses couches pour bébés parfaitement naturelles, alors qu’elles contiennent des substances non organiques…
« L’appareil adaptatif », c’est aussi le politique comme le révèle encore l’affaire Volkswagen :
« La Commission européenne a eu connaissance de manipulations des tests d’émission par les constructeurs automobiles plus de deux ans avant les révélations sur la tricherie de Volkswagen aux Etats-Unis, explique le Financial Times. Selon des documents internes de l’institution européenne que le quotidien britannique s’est procurés, le commissaire en charge de l’environnement de l’époque, Janez Potocnik, avait alerté ses collègues en 2013 mais aucune action n’a été prise par Bruxelles pour sévir contre la pratique. Le commissaire a notamment mentionné le problème dans une lettre adressée en février 2013 au commissaire à la Politique industrielle Antonio Tajani, selon le Financial Times.
“Il y a des préoccupations répandues selon lesquelles la performance (des moteurs, ndlr) a été ajustée pour se conformer au cycle de tests, en dépit d’une spectaculaire augmentation des émissions en dehors de ce contexte”, a écrit M. Potocnik, selon le journal.
Ces documents “montrent que la manipulation des tests d’émission par les constructeurs d’automobiles était largement connue – et vivement débattue – aux plus hauts niveaux de l’Union européenne bien plus tôt qu’on ne le pensait”, explique le Financial Times. » (Le Figaro, 26.10.201)
Faire tomber l’idole
Un tel tableau est forcément très inquiétant. Tous les pansements qui se veulent rassurants, les thérapeutiques qui s’attaquent seulement aux symptômes, ne suffiront pas. Nous n’avons d’autre choix que d’aller à la racine, de remonter aux causes : à cet « appareil adaptatif » cause de… notre adaptation, à ce système aliénant cause de… notre aliénation.
Ce qui veut dire : analyser la situation dans laquelle nous nous sommes fourvoyés, voir clairement ce qui nous entrave et favoriser les moyens qui soutiennent la libération, c’est-à-dire le grandissement du sujet, grandissement inséparable du « nous » dans la société.
En premier lieu, reconnaître l’état de souffrance dans lequel nous nous trouvons. Ouvrir les yeux sur le conflit dans lequel nous sommes pris : entre nos besoins humains et les exigences de la religion du marché.
Toucher à la souffrance de cet état, se risquer à en ressentir le désespoir est la condition pour qu’un commencement d’éveil sur le réel ait lieu. Mais cette ouverture débouche sur une mise à jour de choses inavouables, celles que l’on a peut-être faites, celles auxquelles on a assisté ou celles que l’on a subies. Quand on est en prise à la déshumanisation beaucoup de sentiments de honte peuvent surgir, difficiles à supporter… En acceptant de les vivre, on reconnaît la part de soi bannie. En même temps, on commence à ouvrir les yeux sur la réalité de la situation qui nous a menés jusque-là. (14)
Les patients qui, devant moi, ont fait état de leurs souffrances au travail ont été entendus non seulement par une personne mais par un acteur sociétal. A travers mon écoute, ils ont été reconnus dans ce qu’ils subissaient par un membre représentant la société. Ainsi, ils n’étaient plus coupés d’eux-mêmes. C’est pourquoi ils en sont arrivés à changer progressivement d’attitude, ce qui s’est traduit concrètement soit par un appel aux syndicats pour leur défense, soit par une demande de changement de poste ou une démission, soit simplement par une façon de ne plus accepter de faire ce qu’il ne leur convenait pas.
Ceci veut dire que, si l’on prend le temps d’écouter davantage ce qui se passe à l’intérieur de soi, beaucoup de choses peuvent changer : l’humain peut reprendre ses droits sur l’automate. Mais il semble que notre société a choisi comme orientation l’évitement de cette rencontre avec soi-même : accélération du temps, sollicitations multiples pour avoir de nouveaux gadgets, pour s’adonner à de nouveaux loisirs, exigence de performances multiples (sportives, esthétiques, sexy…), addictions diverses (alcool, drogues, anxiolithiques…), mises en scène de soi-même valorisées (facebook…), distractions multiples grâce au numérique… Toute « une camelote au rabais » (15) qui distrait de ce que l’on pourrait ressentir si on s’arrêtait un instant et qui laisse du champ à « l’appareil adaptatif » pour décider de nos vies.
Prendre du temps, voilà la nécessité première. Du temps avec soi-même. Se donner des pauses pour écouter ce qui remonte de soi : ses sensations de malaise, d’insatisfactions, de vide, d’oppressions…, ses émotions d’agacement, de colère, de honte, de tristesse, de déception… ses sentiments de trahison, de laisser pour compte, de non reconnaissance, de culpabilité… Du temps pour dialoguer avec soi, mais aussi pour dialoguer avec les autres (comme dans les groupes de parole), pour échanger ensemble sur ce qui est vécu.
La célèbre expérience, mise en place par Stanley Milgram pour étudier « le comportement d’obéissance » (1963), a fait apparaître que des personnes, à qui l’on demande de punir un élève (joué par un comédien) par l’envoi d’une décharge électrique à chaque fois qu’il répond faux à une question, s’y appliquent pour la majorité d’entre elles. Même si « la victime » montre des signes de souffrance croissants au fur et à mesure de l’augmentation du voltage, la sanction continue à s’exercer. Ces résultats ont été interprétés comme la preuve de la tendance à la soumission des humains devant l’autorité. Après analyse (16), elle révèle surtout combien une telle situation expérimentale malmène chaque participant, combien l’obéissance aux injonctions est loin d’être sereine pour chacun.
« De nombreux sujets manifestèrent des signes de nervosité au cours de l’expérience, en particulier quand ils devaient administrer les électrochocs les plus puissants. Dans un grand nombre de cas, le degré de tension atteignait des extrêmes qu’il est rare de trouver dans des études de laboratoire psychosociologique. » (17)
Et Fromm d’ajouter :
« On a vu des sujets transpirer, trembler, bredouiller, se mordre les lèvres, gémir et s’enfoncer les ongles dans la chair. » (18)
De cette expérience, on peut extrapoler que, si les conditions sont données pour que le sujet ait la possibilité d’entendre son malaise corporel (ce qui n’était pas le cas dans cette expérience où l’expérimenteur harcelait régulièrement le participant pour qu’il applique la punition), il y a des chances qu’il y arrive.
Ainsi, on peut imaginer que les salariés de Volkswagen, placés dans un milieu plus respectueux d’eux-mêmes, auraient peut-être mieux perçu le paradoxe dans lequel ils se trouvaient pris, entre sauvegarde de leur poste et défense de leurs valeurs éthiques, et qu’ils n’auraient peut-être pas obtempéré à ce qu’on leur demandait.
D’une manière globale, on assiste actuellement dans notre société à l’émergence d’initiatives nombreuses qui ont pour fondement la valeur de l’humain, la nécessaire solidarité entre les êtres et l’interdépendance avec notre milieu.
L’exemple de Volkswagen illustre par défaut combien savoir s’écouter soi-même et s’affirmer contrevient au processus d’aliénation. Non seulement cette capacité sert à la relation des humains entre eux mais elle sert également à la relation avec la nature. L’écologie extérieure va de pair avec l’écologie intérieure.
Face aux problèmes environnementaux, il s’agit donc en premier lieu de partir de ce qui se passe en l’homme, de la nécessité de créer une société qui réponde le plus possible aux besoins et aspirations humains, dans la mesure où ceux-ci bien sûr paraissent cohérents. Pour commencer, il s’agit de mettre en place des structures qui soient autant de lieux d’expression des tensions, où les conflits pourraient trouver à se dire au lieu d’être évacués, où des sujets pourraient se dresser en lieu et place de l’entreprise de chosification.
Les paroles que le pape François a prononcées en termes simples au congrès du Capitol à Washington, le jeudi 24 septembre, vont dans ce sens. S’il reconnaît la nécessité entrepreneuriale :
« Le droit d’user des ressources naturelles, l’application de la technologie et l’esprit d’entreprise sont des éléments essentiels d’une économie qui se veut moderne, inclusive et soutenable. »
il critique par contre « une avidité égotique et sans limites pour le pouvoir et la prospérité matérielle », « une culture croissante du gaspillage » qui touche les gens comme les choses et « une fragmentation sociale croissante et constante ».
Le capitalisme est devenu une véritable idolâtrie, un nouveau dieu, qui élève des murs en nous et entre nous et nous donne un « faux sentiment de sécurité » tout en nous anesthésiant. (New York Times, sept.28 2015)
30 octobre 2015
Références
(1) Andy Fisher, Radical ecopsychology, Psychology in the service of Life, State University of New York Press, 2002, p. 17
(2) Andy Fisher, op. cit., p. 21
(3) Marie Romanens, Maltraitance au travail, les effets pervers du harcèlement, Desclée de Brouwer, 2003, p.183
(4) Ibid., p.193
(5) Ibid., p.110-111
(6) Ibid., p. 164
(7) Ibid., p. 165
(8) Ibid., p. 38-39
(9) Ibid., p. 39
(10) Erich Fromm, Société aliénée et société saine, Le Courrier du Livre, 1971, p. 122
(11) Ibid., p. 127
(12) Roland Gori, L’individu ingouvernable, Les liens qui libèrent, septembre 2015, p. 58
(13) Jean-Pierre Le Goff, Les illusions du management, cité par Marie Romanens, op. cit., p. 144
(14) Marie Romanens, op. cit., p. 253
(15) Erich Fromm, Société aliénée et société saine, Le Courrier du Livre, 1971, p. 23
(16) Erich Fromm, La passion de détruire, Robert Laffont, 2001, p.67 à 73
(17) Stanley Milgram, cité par E. Fromm, La passion de détruire, Robert Laffont, 2001, p.70
(18) Erich Fromm, La passion de détruire, Robert Laffont, 2001, p.70.