Michel Vidal
Si la notion de sujet est plurielle et fait l’objet de multiples définitions, Burgat (2010) observe que leur dénominateur commun est l’homme, à l’exclusion de tout animal. La question de savoir si l’animal est un sujet est alors génératrice d’un oxymore et n’aurait pas raison d’être. Il est sans doute plus aisé de réfléchir en quoi d’aucuns considèrent l’animal comme un objet et refusent de le faire rentrer dans la sphère de la subjectivité. Létourneau (2005) fait ainsi le constat inattendu que le droit de la protection des animaux en Occident, duquel on attendrait volontiers une éthique du vivant, ne remet pas en cause la réification de l’animal, ne lui donne aucune valeur intrinsèque et le maintient dans une valeur instrumentale. L’émergence depuis une vingtaine d’années du concept de « bien-être animal » dans les textes législatifs européens et français, et sa transposition didactique dans les curriculum relevant des formations agricoles conduisent à réinterroger une certaine conception de l’animal. Elles ne sont pas sans (ré-)activer de vives controverses, sans faire du statut de l’animal une question socialement vive qui est cependant évitée comme telle dans les stratégies didactiques observées (Vidal & Simonneaux, 2013). Nous proposons dans cet article d’analyser les controverses philosophiques et scientifiques en France et d’en questionner leur intérêt dans les enseignements relevant de l’animal.
Nous avons analysé les ouvrages, publications et discours de philosophes français et de scientifiques au regard du statut de l’animal. Sans chercher à tendre à l’exhaustivité, nous avons mis en évidence les débats scientifiques et sociétaux les plus vifs qui ont irrigués et irriguent encore les controverses sur la question de l’animal-sujet et qui peuvent nous éclairer sur la diversité des conceptions de l’animal.
Nous éviterons de donner dans un premier temps une définition de la notion de sujet éminemment polysémique, et qui ne pourrait être qu’arbitraire. Nous observerons plutôt comment les savoirs académiques se sont emparés de la question animale et comment les animaux y sont conçus au regard de la dialectique objet/sujet.
Regards de philosophes sur la question de l’animal-sujet/animal-objet
Questionner la subjectivité de l’animal a intéressé dans un premier temps les philosophes bien plus que les scientifiques (Burgat, 2002). De Fontenay (1998) dans Le silence des bêtes fait un panorama des continuités et ruptures de la pensée philosophique de l’animal. Nous tenterons d’en isoler ici les représentations qui interrogent notre problématique.
L’animal, objet sensible
Une des ruptures généralement mentionnée dans les ouvrages qui traitent de la question animale s’inscrit dans l’émergence de la conception de l’animal-machine. Attribuée à Descartes pour certains, aux cartésiens plus dogmatiques que leur maître pour d’autres (Larrère, 2010), quoi qu’il en soit, cette conception a marqué et marque encore les sciences de la vie, fondamentales et appliquées.
Dans sa lettre au marquis de Newcastle de 1646[1], Descartes avance deux arguments majeurs pour justifier que l’animal ne soit pas un sujet au même titre que l’Homme. Le premier relève de l’absence de langage, le second de son imperfection qui en fait un être mortel contrairement à l’humain. Descartes, dans sa démonstration, s’appuie plus sur des croyances que sur un véritable raisonnement pour étayer ses conclusions. Les deux démonstrations qu’il développe pour confirmer son hypothèse présentent en effet trois erreurs logiques notables.
(1) Il déclare d’une part que si le langage implique l’existence de la pensée, en conséquence « les bêtes ne parlent point comme nous, qu’elles n’ont aucune pensée » alors que la contraposée à la première proposition aurait dû être que l’absence de pensée implique l’absence du langage.
(2) Il ajoute :
« Et on ne peut dire qu’elles parlent entre elles mais que nous ne les entendons pas ; car, comme les chiens et quelques autres animaux nous expriment leurs passions, ils nous exprimeraient aussi bien leurs pensées, s’ils en avaient. »
Peuvent-elles donc parler dans la mesure où elles expriment des passions ? L’ambiguïté du raisonnement réside ici dans le fait de parler de langage pour l’expression de passions et de pensées, tout en considérant l’expression des passions comme n’appartenant pas au langage.
(3) Il s’appuie sur un syllogisme pour démontrer le caractère mortel de l’animal que nous pourrions traduire ainsi :
seuls des êtres parfaits peuvent être immortels
certains animaux sont imparfaits
donc les animaux sont mortels.
Au-delà des jugements de valeurs et des croyances qui fondent le raisonnement, imprégnés des conceptions religieuses de l’époque, Descartes, en attribuant à tous les animaux les propriétés de la prémisse mineure le conduit à un sophisme.
Bien que l’animal ne soit pas un sujet pour Descartes, celui-ci ne nie pas pour autant sa sensibilité mais l’assimile aux autres phénomènes physiques (Pignataro, 2005). Il verrait plutôt l’animal comme objet, mais objet sensible.
Si Descartes considère l’homme similaire à l’animal, ça n’est qu’au travers de sa physicalité.
« Je pense que tous les corps sont faits d’une même matière, et qu’il n’y a rien qui fasse la diversité entre eux, sinon que les petites parties de cette matière qui composent les uns, ont d’autres figures, ou sont arrangées autrement, que celles qui composent les autres »[2].
L’homme se distingue de l’animal par l’existence de la pensée qui fait de lui un sujet, non soumis à ses passions, c’est-à-dire à sa nature. En plaçant le sujet hors de la nature, il affirme un dualisme entre la pensée et le corps (Chapouthier, 2009) qui s’inscrit dans la conception naturaliste[3] de notre société occidentale (Descola, 2006).
L’animal, objet machine
Si Descartes compare l’animal à une horloge ou à une machine, il lui reconnaît cependant des passions et l’envisage comme être sensible. Nicolas Malebranche poussera l’argumentation jusqu’à dénier tout sens à l’animal. On lui connaît cette réplique après avoir donné un coup de pied à un chien : « et quoi, ne savez-vous pas que cela ne sent point ? ». L’automaticité de l’animal est posée a priori et de façon dogmatique (Guichet, 2006), toute sensibilité de l’animal est déniée.
L’animal, sujet pensant, moral et responsable
Dans sa lettre au marquis de Newcastle, Descartes s’opposait explicitement à une conception montaignienne de l’animal. Dans l’essai II sur l’apologie de Raymond Sebond[4], Montaigne, s’il n’emploie pas explicitement le terme de sujet pour qualifier l’animal, le considère proche de l’homme (« cette équalité et correspondance de nous aux bêtes »). Il prête aux animaux une capacité à raisonner, à faire des choix, au même titre que l’homme.
« Il n’y a point d’apparence d’estimer, que les bestes facent par inclination naturelle et forcée, les mesmes choses que nous faisons par nostre choix et industrie. Nous devons conclure de pareils effects, pareilles facultez, et de plus riches effects des facultez plus riches »
Et il dote l’animal du langage. L’homme a la parole, mais la parole n’est, selon lui, qu’une des manières du langage et le langage appartient à tous les animaux. Finalement, pour Montaigne, il n’y a partout qu’une même nature sous des aspects différents.
Si ses propos sont parfois anthropomorphiques, un des intérêts majeurs de sa réflexion est d’attaquer l’anthropocentrisme, déniant à l’homme d’interpréter le monde (Gontier, 2007) et de permettre ainsi de questionner la place du sujet dans la relation de l’homme à l’animal. Au contraire de Descartes, il considère la raison comme nuisible à l’homme, responsable de ses errances et de sa barbarie. L’animal devrait pouvoir lui servir de modèle pour retrouver son unité dans la nature. Il est bien dans les propos de Montaigne de valoriser l’animal comme sujet de raison dans la nature et de l’opposer à l’homme, sujet de raison hors de la nature.
Montaigne va ainsi jusqu’à faire prévaloir une supériorité de l’animal eu égard à sa moralité :
« La presomption est nostre maladie naturelle et originelle. La plus calamiteuse et fragile de toutes les créatures c’est l’homme, et en même temps la plus orgueilleuse. Elle se sent et se voit logée ici parmi la bourbe et le fient du monde, attachée et clouée à la pire, plus morte et croupie partie de l’univers, au dernier estage du logis, et le plus esloigné de la voute celeste, avec les animaux de la pire condition »[5].
Cette conception de l’animal n’est pas sans faire évoquer certains aspects de la relation homme-animal de son époque, et notamment des procès d’animaux très fréquents au Moyen-Age, du XIIème aux XVIème siècles. Ceux-ci étaient l’occasion de condamner des animaux pour nuisance, ou de les excommunier, au même titre qu’un humain (Chêne, 1998). Il n’y était pas fait de différence. La conception aristotélicienne de l’échelle des êtres faisant référence, les bêtes étaient considérées, au même titre que les hommes, posséder, en plus de l’âme végétative et sensitive, l’âme intellective, ce qui les rendait responsables de leurs actes (Dresdner, 1989).
L’animal, objet souffrant
De la conception cartésienne de l’animal-machine, s’en suivra une polémique sur « l’âme des bêtes » de la moitié du XVIIème jusqu’au siècle suivant (De Fontenay, 1998). Si notamment Rousseau se démarque de Descartes quant à sa conception de l’animal, c’est pour mettre en avant la sensibilité de l’animal. Tout en lui concédant une âme, il maintient la métaphore de l’animal-machine, un système automatique inféodé à la nature, sans aucune liberté véritable, sans réflexion ni perfectibilité (Guichet, 2006). Si pour Rousseau, l’animal peut avoir des pensées immédiates, il ne peut pas avoir de pensées sur le plan des idées générales. Rousseau met plutôt en avant l’animal sensible, vulnérable, souffrant, et donc source de droits en vue de le protéger.
Les quelques exemples précédents sont un reflet partiel des controverses qui sous-tendent la question du sujet animal. Si cette dernière conduit parfois à des postures anthropomorphiques (telles que celles prises par Montaigne), elle revient nécessairement à choisir une posture anthropocentrique (Burgat, 2010), la question du sujet animal ne l’étant qu’en référence à l’humain. Si l’animal, au siècle des Lumières en particulier, est à tous les carrefours décisifs de la réflexion, il est avant tout l’occasion de questionner ce qui fait le genre humain (Guichet, 2006). Derrière la question de l’animal-sujet, c’est bien la subjectivité de l’homme qui est questionnée.
L’apport des sciences sur la question de l’animal-sujet
De nombreuses approches scientifiques vont tenter d’objectiver les pensées philosophiques sur la conception de l’animal, dont bien évidemment les sciences qui questionnent le vivant. Nous nous limiterons dans cet article à analyser comment l’éthologie d’une part, et l’anthropologie et la sociologie d’autre part conçoivent l’animal.
Conceptions et controverses sur l’animal-sujet en éthologie
Si les notions d’animal-sujet ou d’animal-objet sont parfois évitées par les éthologues, les approches méthodologiques qu’ils choisissent, explicitement ou implicitement, sont révélatrices d’une conception particulière de l’animal.
La difficulté d’imaginer que l’animal pense conduira les éthologues, dans un premier temps, à s’intéresser au mécanisme du comportement et à ses déterminants mesurables (Vauclair & Kreutzer, 2004). Les tenants d’une approche behavioriste (qui ne sont d’ailleurs pas toujours reconnus comme éthologistes dans la mesure où ils travaillent avec des animaux en laboratoire) vont développer des approches d’inspiration mécaniste en procédant à une double réduction du psychique au physiologique, et du physiologique au physique (Merleau-Ponty, 1942). En éliminant toute référence mentaliste, les behavioristes envisagent la construction du psychisme inféodée à des associations stimulus-réponse. Le behaviorisme fait fi de la question de l’intentionnalité, de la pensée chez l’animal, et d’une éventuelle subjectivité. Lorsque Thorndike (2000) envisagera l’intelligence animale, ce sera pour en nier l’existence, l’animal n’ayant d’autres choix que de procéder au hasard. En considérant l’animal comme non responsable de ses actes, comme entièrement hétéronome, le behaviorisme pose l’animal comme un être assujetti à son environnement.
Lorenz se fonde, au contraire des béhavioristes, sur l’innéisme des comportements.
« L’existence de coordinations de mouvements innés et hautement spécialisés est globalement niée par les béhavioristes. Comme cette négation n’est due qu’à l’insuffisance de leurs connaissances, il me paraît inutile de chercher à la réfuter »[6]. Les comportements sont dits instinctifs, d’origine génétique. « Dans son comportement, l’homme, lui non plus, n’est pas modifiable à merci par l’apprentissage, et il est des programmes innés qui représentent peut-être des droits de l’homme »[7].
Pour l’éthologie positiviste, dont Lorenz est un des représentants, l’animal est conçu comme un être assujetti à ses gènes.
L’émergence de la sociobiologie (Wilson, 1975) qui s’intéresse aux différences comportementales intraspécifiques, conduit à étendre l’influence du gène dans les processus sociaux. L’une de ses thèses centrales est d’attribuer comme cause à la lutte des êtres vivants pour survivre, la préservation des gènes. Le sujet n’est alors plus l’individu mais le gène.
Au même titre que les béhavioristes ont pu l’être, les tenants d’une conception innéiste seront fustigés par les tenants de la psychologie animale, par leur refus de prendre en compte les états subjectifs de l’animal (Renck & Servais, 2002).
La querelle entre la prépondérance de l’inné et de l’acquis n’a jamais permis à l’un des bords de produire des arguments définitifs. Actuellement, de nombreux éthologues tentent de réconcilier les tenants de l’inné et ceux de l’acquis, du béhaviorisme et du naturalisme (Goldberg, 2010). Ils reconnaissent l’existence de comportements innés et acquis, ces derniers étant fondés sur des réflexes conditionnés et des actes appris. Ils considèrent difficile de séparer ce qui relève de l’acquis et de l’inné, et certains concepts fondateurs des théories innéistes tels que l’instinct sont même requestionnés (Renck & Servais, 2002).
Von Uexküll (2010), un des fondateurs de l’éthologie phénoménologique, réinterroge la notion de sujet au travers de sa théorie de « l’umwelt ». Il fonde sa réflexion sur le rapport entre l’animal-sujet et son milieu de vie et élabore le concept d’univers subjectif, l’umwelt, monde spécifique d’action et de perception d’une espèce donnée, à quoi elle donne sens.
En positionnant l’animal comme sujet ayant un mode d’intériorisation singulier des éléments de son environnement, il s’inscrit contre les visions mécanistes des béhavioristes. En réintroduisant l’autonomie de l’organisme dans son milieu, il remet en cause l’objectivité de leurs approches scientifiques en laboratoire. Il invite, au même titre que Lorenz, à une approche zoocentrée. Se fondant sur une vision systémique, il conçoit l’animal comme sujet en relation avec son environnement, avec les éléments qui lui font sens. Paradoxalement, il laisse à donner une vision où
l’animal « évolue dans son monde à la façon d’un somnambule ou d’un automate, qui n’aurait nul besoin d’avoir rapport à l’étant en tant que tel pour « fonctionner »,son comportement témoignant d’un accord parfait du vivant et de son milieu, d’une harmonie préétablie et non pas d’une adaptation permanente » (Pieron, 2010).
Quoi qu’il en soit, cette nouvelle conception de l’animal-sujet s’avère heuristique et conduit notamment à l’émergence de l’éthologie cognitive (Daubner & Poissant, 2005).
Griffin et les tenants de l’éthologie cognitive questionnent les mécanismes internes qui régissent les comportements animaux. En interrogeant l’existence et le fonctionnement de la pensée animale, ils remettent à l’honneur la subjectivité de l’animal, mettent en cause une vision mécaniste de l’apprentissage des comportements aussi bien que la vision purement innéiste des tenants de l’approche de Lorenz :
« Nous rapprochons nous du concept philosophique des idées innées ? … dans la plupart des discussions les philosophes s’en tiennent généralement à des idées humaines relativement complexes et semblent en exclure à priori la possibilité que ces idées apparaissent chez d’autres espèces » (Griffin, 1976).
Griffin réagit aussi contre un béhaviorisme strict dans l’étude du comportement animal, qui cherche des réponses purement physiologiques aux comportements. C’est avec une conception d’un sujet pensant et systémique que Despret (2009) montre les limites des expérimentations en laboratoire qui conduisent à deux artefacts majeurs :
(1) l’animal, en interprétant la situation à sa façon répond à une autre question que celle que le chercheur lui pose ; le négliger conduit à des approches scientifiques anthropocentrées ;
(2) le protocole d’observation s’intéresse uniquement au système animal-contexte de l’expérimentation, en considérant l’observateur neutre, alors que ce dernier ne peut pas ne pas communiquer et influencer le comportement de l’animal. C’est le système animal-contexte de l’expérimentation-expérimentateur qu’il s’agit de questionner.
L’éthologie cognitive considère l’animal comme ayant des représentations construites qui font appel à la mémoire et aux émotions (Roitlab, 1987). Elle questionne les formes d’intentionnalité ou de conscience chez les animaux (Vauclair & Kreutzer, 2004). Elle envisage l’animal comme potentiellement sujet, sujet pensant et conscient, voire idéant. Après avoir mis en évidence l’existence d’émotions chez de nombreux animaux (Bekoff, 2009), d’autres chercheurs, sans que les résultats fassent pour autant consensus, suggèrent la présence d’intelligences qui se traduisent par une capacité à raisonner et faire des inférences causales, par des aptitudes à résoudre des problèmes, par la faculté de compter, d’imiter chez certaines espèces, d’avoir un langage, comme l’homme, fondé sur des signifiants et des signifiés (Christen, 2009). Ils attribuent à certains primates et mammifères une théorie de l’esprit, l’existence d’une conscience (une conscience de soi, une conscience de la mort, une intentionnalité) (Christen, 2009), d’une protoculture (Lestel, 2001), d’une morale, notamment avec des capacités à l’empathie (de Waal, 2009). Tout pour faire de l’animal un véritable sujet.
Ce que nous en disent les sciences humaines
Descola (2011) considère les postures éthologistes trop simplistes pour rendre compte de la complexité des phénomènes. Les tentatives notamment de la sociobiologie de chercher des principes unificateurs de comportements sociaux ne permettent pas d’expliquer les variations observées dans la population humaine.
Kaufmann (2001) rappelle que les tenants évolutionnistes ont une conception réductionniste de l’émergence de l’homme, et fait des représentations de la marche au progrès en file indienne du singe vers l’homme un obstacle épistémologique, notamment porté par une idéologie céphalocentrique. De telles représentations laissent à penser que l’évolution de la taille du cerveau et la bipédie expliquent l’intelligence humaine. Elles conduisent à des dérives telles que celle de comparer les stades d’apprentissage de l’enfant à ceux de l’apprentissage dans l’évolution, sur le principe d’une ontogenèse sensée reproduire la phylogenèse (Mengal, 1996). Pour Kaufmann, la taille du cerveau n’est pas le seul principe causal de l’intelligence humaine ; il y a bien pour lui une rupture entre le monde animal et l’homme grâce à l’apparition du fait social, qui conduit à donner toute son humanité à l’homme. L’extériorisation de la mémoire, la capacité à rendre la mémoire collective cumulative est pour lui au cœur de la rupture entre les déterminants biologiques et culturels, et a permis le développement de l’intelligence humaine. Il dénonce donc toute analogie trop rapide et abusive entre des caractéristiques animales et humaines (Kaufmann, 2001).
Si Guille-Escuret (1994) reconnaît bien une psychoculture[8] chez certains animaux supérieurs, celle-ci s’inscrit dans une évolution centrée sur le cerveau. Il ne s’agirait en aucun cas d’une protoculture (Christen, 2009 ; Denton, 1995 ; Schaeffer, 2007) définie dans une conception continuiste qui conduirait à la voir comme les prémisses de la culture humaine. Si la protoculture considère l’apprentissage par imitation à l’émergence de la culture humaine, la culture humaine n’aurait pas de socle biologique, mais résulterait du fait social.
Postures épistémologiques au regard de l’animal et du sujet
La posture des éthologues et des philosophes occidentaux, en s’inscrivant dans une ontologie naturaliste, est de partir d’un a priori spéciste[9] de séparation entre l’homme et l’animal pour tenter, soit de la confirmer, soit de l’infirmer. Plusieurs postures épistémologiques peuvent ainsi être distinguées au regard de la question du sujet animal.
La première tend à nier les mécanismes internes de la pensée. Sans les considérer inexistants, les éthologues innéistes ou béhavioristes, tenants de cette posture, se refusent à les prendre en compte car inobservables dans une démarche scientifique. La tendance à rendre de l’animal l’image d’une machine cartésienne est alors le prix à payer si l’on veut trouver une régularité dans les comportements (Renck & Servais, 2002). Elle conduit à maintenir implicitement une rupture phylogénétique entre l’homme et l’animal. Pour Lorenz, l’animal est régi par ses instincts, et s’il est sujet, c’est celui de son « appétence » pour des comportements instinctifs auxquels il est poussé mais « le comportement ne se sait pas » (Camos & al., 2009) comme pour l’homme. Les instincts subsistent à l’état d’ébauches chez l’homme, sont remplacés par un grand vide angoissant, l’intelligence et la liberté (Lorenz, 1973). L’homme ne peut alors être réduit à son animalité (Kaufmann, 2009).
Pour rendre la rupture phylogénique la plus apparente possible, des modèles éducatifs vont être proposés pour éviter toute ressemblance avec l’animal. Comme le fait observer Thomas (1983), le manuel de civilité d’Erasme faisait des bonnes manières de table l’essence de la différenciation de l’homme avec la nature. Il s’agissait de ne pas ressembler dans nos comportements à un animal. Et ce qui faisait la distinction homme-animal s’exprimait au travers de notre modestie corporelle.
D’autres chercheurs ont une deuxième posture épistémologique en cherchant à montrer que l’animal ne peut se réduire à sa bestialité et qu’il est une personne (Christen, 2009). Cette posture tend à rapprocher l’animal de l’homme en cherchant les similitudes entre les deux. Les réflexions et les recherches qui font de l’animal un sujet humain ou presque conduisent à niveler les différences, à restaurer ce qui était vu sur un mode de la privation. Elles identifient des principes comportementaux communs et cherchent à mettre à mal ce que Schaeffer (2009) appelle la thèse de l’exception humaine. Les éthologues qui s’y réfèrent se fondent sur une conception évolutionniste (Renck & Servais, 2002) continuiste[10] et procèdent par analogie.
A titre d’illustration, chercher l’émergence des différents niveaux de conscience (conscience de soi, conscience de la mort, conscience du passé et du futur,…) que nous connaissons chez l’homme, dans la phylogénie animale, tel que Christen (2009) le conçoit, c’est se refuser à envisager l’hypothèse d’un saut qualitatif entre l’homme et les autres animaux. Pour lui, l’animal est sujet, sujet dans la nature. L’homme peut même être péjoré quant à certains de ces attributs ; pour Schaeffer (2007), la conscience réflexive, si elle n’est pas encore démontrée chez l’animal, n’est pas nécessairement un avantage pour l’espèce humaine car elle le conduit aux pires atrocités. Nous retrouvons là la pensée de type montaignien. Paradoxalement certains philosophes considèrent cette posture épistémologique dévalorisante pour l’animal ; vouloir élever les animaux au rang d’humain, les évaluer sur des performances purement humaines (telles qu’apprendre à parler comme un humain, à utiliser un ordinateur, …), c’est aussi continuer à les voir comme un brouillon d’humain, un brouillon de sujet, et à rester dans une posture anthropocentrique (Burgat, 2010).
Une troisième posture tend à rapprocher l’homme de l’animal. Les tenants de la sociobiologie s’inscrivent dans un monisme du tout-génétique et réduisent la conscience, la culture, la pensée, à la nature. La frontière entre l’homme et l’animal est inexistante et des similitudes de comportements, assujettis aux gènes sont surtout observées.
Ces trois postures épistémologiques qui viennent d’être présentées interrogent la falsifiabilité[11] de la théorie de l’exception humaine. Les tenants de la séparation considèrent une originalité chez l’humain sur un plan ontologique et sociologique. Les tenants de la non-séparation se fondent sur une théorie évolutionniste. Aucun résultat ne fait actuellement l’objet d’un consensus pour réfuter la thèse de l’exception humaine. Une éthologie, qui observe l’animal dans la nature fait part d’anecdotes remises en cause par les tenants d’une démarche scientifique reproductible. Mais quelle valeur scientifique apporter à l’anecdote ? La démarche scientifique en éthologie qui cherche des régularités de comportements fait nécessairement fi de la subjectivité de l’animal et ne peut donc fournir une réponse à la question de l’animal-sujet. La crainte de tout anthropomorphisme positionne les chercheurs dans un doute épistémique. L’éthologie atteint ici ses limites et les conjectures qui sont faites à partir de l’observation des comportements ne peuvent faire office de preuves. Savoir si l’animal pense et ce qu’il pense ne peut être résolu par des observations externes, et nécessite l’apport des neurosciences.
Toute tentative de questionner l’animal en le comparant à l’homme conduit à des démarches anthropocentriques ou anthropomorphiques qui amènent à nier l’animal comme être-au-monde. Toute comparaison n’amène à envisager l’animal que comme un être qui tendrait vers l’humain, sans toutefois l’atteindre, ou qui en serait séparé sur le mode d’une éventuelle privation. Aux analogies jugées abusives sont renvoyés des arguments rappelant l’exception humaine. La dialectique homme/animal conduit à niveler les différences et les spécificités qui fondent chaque espèce, et au sein de chaque espèce, chaque individu (Burgat, 2010). C’est sans doute là un des intérêts majeurs de la pensée de Von Uexküll que de proposer une autre posture épistémologique, de positionner chaque être vivant comme sujet dans son milieu, d’interroger cette relation dans une démarche phénoménologique et dans une conception systémique. Il s’agit alors, pour les chercheurs qui s’y réfèrent, de proposer aux animaux des problèmes en leurs termes à eux comme le suggère Rémy Chauvin (1988), éthologue dont la pensée s’inscrit dans un finalisme évolutif et une vision organiciste.
Cette posture permet d’éviter ainsi les risques d’un monadisme (Watzlawick, 1991), qui ferait de l’homme ou de l’animal une entité indépendamment de son contexte, qui ferait de l’empathie, de la conscience, de l’intelligence des entités intrapsychiques, et non pas l’expression d’un comportement dans un contexte donné. Dans la conception systémique uexküllienne, l’animal est sujet dans l’ici et maintenant, dans le contexte qui se présente à lui. Que prouve alors le test classique du miroir[12] dans une telle conception ? Que l’individu a une conscience de soi s’il se reconnaît, qu’il peut être sujet au sens de pouvoir dire « je », comme d’aucuns le considèrent ? Ou plutôt qu’il donne une certaine signification au miroir que l’observateur ignore ?
La question de l’animal sujet pensant, conscient, doté d’intentionnalité, étant sujette à controverses dans la sphère scientifique et philosophique, certains philosophes préfèrent alors l’éviter. Pour dépasser la dialectique objet/sujet, Latour (2005) choisit de parler d’actant, sans distinguer l’animal de l’humain. D’autres dans une réflexion rousseauiste, s’inscrivent dans une éthique du « care » et du droit et se réfèrent à une conception de l’animal souffrant et argumentent contre tout spécisme[13] ; c’est le cas du philosophe Singer (1993), tenant d’une éthique de la libération animale :
« Alors que la conscience de soi, la capacité à réfléchir à l’avenir et à entretenir des espoirs et des aspirations, la capacité à nouer des relations significatives avec autrui, et ainsi de suite, sont des caractéristiques non pertinentes relativement au fait de faire souffrir – puisque la souffrance est la souffrance (…) – ces caractéristiques sont au contraire pertinentes quand se pose le problème de tuer. Il n’est pas arbitraire de soutenir que la vie d’un être possédant conscience de soi, capable de penser abstraitement, d’élaborer des projets d’avenir, de communiquer de façon complexe, et ainsi de suite, a plus de valeur que celle d’un être qui n’a pas ces capacités ».
Ces propos de Singer nous renvoient à la question des intérêts et des motivations que nous avons à voir ou à se refuser de voir l’animal comme sujet-d’une-vie, pour reprendre l’expression de Regan (1983) et non pas comme objet-de-notre-vie.
[1] Lettre au marquis de Newcastle. In Descartes,1937, œuvres et lettres, La Pléiade, pp.1254-1257.
[2] Op. Cit.
[3] Descola distingue quatre conceptions ontologiques de notre vision du vivant sur la base de la physicalité et de l’intériorité : l’ontologie animiste pour laquelle la physicalité de l’homme est différente de celle du non-humain, mais l’intériorité est de même essence, l’ontologie analogique pour laquelle la physicalité et l’intériorité sont différentes entre humain et non-humain, l’ontologie totémique pour laquelle la physicalité et l’intériorité sont similaires entre humain et non-humain, et l’ontologie naturaliste pour laquelle la physicalité de l’homme est similaire à celle du non-humain, mais l’intériorité différente.
[4] In Montaigne, Essais I,II et III, Paris : Gallimard, 2009.
[5] Op. Cit.
[6] Lorenz K., (1937) « Sur la formation du concept d’instinct ».
[7] Op. Cit.
[8] L’auteur nous invite à distinguer une psychoculture fondée sur l’apprentissage d’une technique par mimétisme, d’une socioculture propre à l’homme qui associe intimement le geste et le langage.
[9] Discrimination fondée sur l’espèce.
[10] Donnant une vision de l’évolution sans rupture.
[11] Critère qui permet de réfuter une hypothèse.
[12] Le test du miroir est utilisé en éthologie comme moyen de mesurer la conscience de soi. Ce test a été développé par Gordon G. Gallup. Si l’animal est capable de se reconnaître dans un miroir, il est considéré alors avoir conscience de lui. Ont réussi le test du miroir les chimpanzés, les bonobos, les dauphins, les pies (Wikipédia, consulté le 29/05/2013).
[13] Le spécimen : la discrimination entre les êtres sur la seule base de leur appartenance à une espèce.
Bibliographie
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Auteurs :
Michel Vidal
Doctorant, Université de Toulouse II Le Mirail MA122 – UMR Education, Formation, Travail, Savoirs
Laurence Simonneaux
Professeur, Université de Toulouse II Le Mirail MA122 – Ecole Nationale de Formation Agricole – UMR Education, Formation, Travail, Savoirs