Le courant de la wilderness

Paradigme
La dimension sauvage de la nature aide l’homme à prendre conscience de son humanité.

Le mot « Wilderness », traduit par « naturalité » en français, renvoie aux étendues désertes, à la nature dans sa dimension sauvage, libre et spontanée, et, par extension, à certains sites protégés.
Le mot vient de « wildness » qui signifie : ce qui n’est pas contrôlable par l’homme, ce qui est sauvage.

Avant le XVIIIème siècle, dans les pays occidentaux, ce qui importait dans la relation avec la nature, c’était ce que l’homme savait en tirer pour sa subsistance, autrement dit les champs et les prairies. Tout le reste, qui était non-contrôlé (si ce n’est le gibier pour la chasse), n’intéressait pas et même effrayait.
Le poète anglais John Milton (1608-1674), qui influença le courant romantique, a été le premier à utiliser le mot « wilderness » pour évoquer le panorama qui s’offre à Adam depuis « la muraille verdoyante du paradis » (Le paradis perdu, 1667). Le pays sauvage et désert que personne jusque-là ne songeait à regarder suscite de l’attirance…
Dès la fin du XVIIIe siècle, des amateurs commencent à admirer la beauté des montagnes. C’est alors qu’un autre poète anglais, Samuel Taylor Coleridge (1772-1834), renverse le sens du terme « wilderness ». Wilderness n’est plus cet espace désert à contempler au-delà du paradis, il signifie « quelque lieu sauvage, vert, arrosé et inviolé par l’homme », autrement dit le paradis lui-même, le jardin des délices qu’il faut reconquérir.

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Les temps sont alors au romantisme et, en Europe, la représentation de la Nature évolue. Loin de se réduire à un courant artistique, le romantisme, notamment le courant allemand avec la Naturphilosophie, apparaît au XVIIIe siècle comme une véritable vision du monde en contraste avec le rationalisme et l’approche matérialiste qui s’imposent alors en Occident. A la froideur et à la tendance prédatrice d’une civilisation technocrate émergente, les romantiques opposent la profondeur de l’âme et célébrent l’union sacrée de l’homme et de l’univers. Pour certains poètes français, tels Victor Hugo ou Lamartine, la Nature est l’incarnation la plus tangible de Dieu ; pour beaucoup, elle représente un lieu de recueillement qui permet un retour sur soi, elle est à la fois un miroir pour mieux se rencontrer et une confidente. Quant à Jean-Jacques Rousseau, il développe l’idée d’une nature idéalisée : dans sa condition « primitive », l’humanité vivait une situation heureuse, faite d’abondance, de liberté et d’égalité et exempte de vice.

C’est au milieu du XIXe siècle que l’idée de la valeur intrinsèque de la nature sauvage émerge pour de bon. Des peintres, tels John Constable et J.M.W. Turner en Angleterre, mettent leur talent à rendre la beauté des sites naturels ; des poètes, comme William Wordsworth (1770-1850), à chanter l’émerveillement qu’ils suscitent. Dès lors, l’exploration des terres sauvages n’est plus seulement l’affaire des géologues mais de personnes qui, pour leur épanouissement personnel, cherchent un contact intime avec la nature en descendant des rivières, en traversant des forêts ou en grimpant des montagnes.

Aux Etats-Unis, explique Fabienne Joliet, le courant de la wilderness, lié à la colonisation anglophone et francophone depuis le XVIème siècle fut « véritablement institutionnalisé en tant que sensibilité et nature originelle au XIXème siècle. » (1)
Les émigrants européens s’étaient retrouvés devant des immensités à conquérir. Si l’aventure leur permettait d’espérer des profits, elle était aussi vécue comme un combat à mener contre des forces hostiles (terres ingrates, densité des forêts, climats rigoureux, animaux dangereux, sans compter les indiens, ces « êtres diaboliques »…)
La chronique de William Bradford, premier historien américain, offre d’ailleurs un catalogue impressionnant des calamités du Nouveau Monde qui menaçaient de s’abattre sur les pionniers : « La seule chose qu’ils voyaient était un paysage sauvage hideux et désolé, rempli d’hommes et de bêtes sauvages — et ils ne savaient évaluer ces multitudes » (2)
A partir du XVIIIe siècle et au XIXe, avec l’aménagement du territoire américain à grande échelle, un tournant se produit. Les immensités sauvages, considérées jusque-là comme hostiles ou simples ressources à exploiter, deviennent lieu originel pour les humains : une source de recueillement et de contemplation. En même temps, elles font fonction de rappel face aux débordements de la civilisation moderne.

Roderick Nash, professeur émérite d’histoire et d’études environnementales à Santa Barbara (Californie), a publié en 1967 un ouvrage intitulé Wilderness and the American Mind, dans lequel il décrit comment les Américains se représentaient la nature sauvage. Le mot « wilderness » évoque le désert (du latin de sertum = défaire les liens), lieu dans lequel il est difficile de survivre et qui suscite à la fois fascination et répulsion, amour et haine.

« La wilderness n’est pas un objet matériel spécifique. Le terme désigne une qualité (comme la syllabe ‘‘ness’’ le suggère) qui produit une certaine sensation dans un individu donné et, par conséquent, peut être attribuée par cette personne à un lieu précis. »


Dans le sillage de la sensibilité romantique, c’est le mouvement transcendantaliste qui ouvre la voie à une approche inédite de la nature. Les espaces sauvages deviennent « une expérience mystique de l’existence ».

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Les écrivains américains

Le courant de la « Wilderness », né de l’esprit romantique, fut porté par des écrivains américains qui firent le récit de leur immersion dans des contrées sauvages et qui influencèrent largement le mouvement pour la préservation de ces espaces, notamment par la création des Parcs Nationaux. Nous avons retenu :

Ralph Waldo Emerson (1803-1882). Philosophe et poète, il publia son premier livre Nature en 1836. Il étudia les religions orientales et fut un des chefs de file du mouvement transcendantaliste américain, qui articulait ensemble quête spirituelle, approche humaniste et vision cosmique.

Walt Whitman (1819-1892), poète et humaniste, a lui-même appartenu au mouvement transcendantaliste. Son chef d’œuvre est le recueil de poèmes Leaves of grass.

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« Immenses les préparatifs annonçant ma venue…
Avant que je naquisse de ma mère je fus guidé par les générations.
Embryon jamais inerte, jamais menacé d’une cosse surprotectrice.
D’abord la nébuleuse prit cohérence d’orbe,
Les strates lentement s’accrurent comme d’un support,
De luxuriants végétaux fournirent sa nutrition,
Les monstres sauriens le transportant dans leurs gueules délicatement le déposèrent.
Toutes les énergies progressivement concoururent à mon plaisir, ma plénitude,
Me voici aujourd’hui me dressant debout dans mon âme robuste. »

Henry-David Thoreau (1817-1862), enseignant, philosophe, ami de Ralph Waldo Emerson. Surnommé « le poète naturaliste », il n’a eu de cesse de replacer l’homme dans son milieu naturel et d’appeler au respect de l’environnement. Son œuvre majeure, Walden ou la vie dans les bois, a été publiée en 1854. Elle est le fruit d’une expérience sur une durée de deux ans, passés seul, dans une cabane au bord d’un étang.
Thoreau a été la source d’inspiration majeure de l’environnementalisme américain. Il a également influencé des mouvements non-violents, grâce à son essai La Désobéissance civile (1849).

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« Je gagnais les bois parce que je voulais vivre selon mûre réflexion, n’affronter que les actes essentiels de la vie, et voir si je ne pourrais apprendre ce qu’elle avait à enseigner, non pas, quand je viendrais à mourir, découvrir que je n’avais pas vécu. Je ne voulais pas vivre ce qui n’était pas la vie, la vie est si chère ; plus que je ne voulais pratiquer la résignation, s’il n’était tout à fait nécessaire. Ce qu’il me fallait, c’était vivre abondamment, sucer toute la moelle de la vie, vivre assez résolument, assez en spartiate, pour mettre en déroute tout ce qui n’était pas la vie. »

John Muir (1838-1914), un des premiers naturalistes modernes. Dans ses écrits, notamment son premier livre (1894), Les Montagnes de Californie, il raconte ses aventures dans des contrées sauvages, notamment dans les montagnes de la Sierra Nevada en Californie. Il y fait part du bonheur éprouvé à vivre dans une nature magnifique. On lui doit d’avoir grandement contribué à sauver la Vallée du Yosemite.

Aldo Leopold (1887-1948), forestier et environnementaliste. Il est « considéré comme l’un des pères de la gestion de la protection de l’environnement aux États-Unis ». Son ouvrage, Almanach d’un comté des sables, une remarquable combinaison d’histoire naturelle et de philosophie, fut publié à titre posthume en 1949 et lu par des millions de personnes.

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« Une éthique de la terre fait passer l’Homo sapiens du rôle de conquérant de la communauté-terre à celui de membre et citoyen parmi d’autres de cette communauté. Elle implique le respect de la communauté en tant que telle…
Cessez de penser au bon usage de la terre comme à un problème économique. Examinez chaque question en termes de ce qui est éthiquement et esthétiquement juste autant qu’en termes de ce qui est économiquement avantageux. Une chose est juste lorsqu’elle tend à préserver l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique. Elle est injuste lorsqu’elle tend à l’inverse. »

Gary Snyder (né en 1930 à San Francisco), poète de la « beat generation » et anthropologue,  adhérent aux idées de la « deep ecology », alpiniste et adepte du zen. Il a écrit de nombreux recueils dont Montagnes et rivières sans fin et La Pratique Sauvage.

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« Nos corps sont sauvages. Le brusque mouvement de la tête en réponse à un cri, la sensation de vertige face au précipice, la gorge nouée dans un moment de danger, le souffle coupé, les moments de quiétude quand on se relaxe, qu’on a le regard fixe et qu’on réfléchit : voilà les réponses universelles de nos corps de mammifères. On peut les observer quel que soit le milieu. Le corps n’a pas besoin de l’intervention de quelque intellect conscient pour respirer, ou pour maintenir les pulsations cardiaques. Il se régule largement tout seul, il est sa propre vie. La sensation et la perception ne viennent pas tout à fait de l’extérieur, tout comme la pensée tenace et le flot d’imagination ne viennent pas vraiment de l’intérieur. Notre conscience, c’est le monde qui nous entoure… Les profondeurs de l’esprit, l’inconscient, sont nos propres étendues sauvages… L’ego conscient et planificateur occupe une portion infime de territoire, une petite cabine quelque part près de la porte, surveille les entrées et sorties (trame parfois des complots expansionnistes) ; quant au reste, il se prend en charge tour seul. Le corps est en quelque sorte dans l’esprit. L’un comme l’autre sont sauvages. »
« Le clivage idéologique au sein des milieux écologiques se situe aujourd’hui entre ceux qui adoptent un point de vue centré sur l’humain dans la gestion des ressources et ceux dont les valeurs reflètent la prise en compte de l’intégrité de la nature. Cette deuxième attitude, qui est celle de l’écologie profonde, est politiquement plus dynamique, plus courageuse, plus conviviale, plus audacieuse et plus scientifique. »

Edward Paul Abbey (1927-1989) est un écrivain et essayiste, doublé d’un activiste écologiste radical. Ses œuvres les plus connues sont le roman Le gang de la clef à molette (1975), qui inspira la création de l’organisation environnementale « Earth First ! », et son essai Désert solitaire (1968).

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« Nous sommes maintenant loin dans la nature sauvage, loin dans le monde solitaire, doux, distant et primitif, loin, très loin de tout lieu, tout homme ou toute femme familiers…
Nature sauvage : Wilderness – ce mot  à lui seul fait musique.
Wilderness, wilderness… Nous savons à peine ce que nous entendons lorsque nous prononçons ce mot, mais le son qu’il fait attire tous ceux dont les nerfs et les émotions n’ont pas été irrémédiablement abrutis, engourdis, tués par le rut du commerce, la course frénétique pour le profit et la domination…
Ce mot connote le passé et l’inconnu, le giron de la terre d’où nous sommes tous issus. Il dit quelque chose de perdu et quelque chose d’encore là, quelque chose de lointain et d’intime en même temps, quelque chose d’enfoui dans notre sang et dans nos nerfs, quelque chose qui nous dépasse, quelque chose sans limites…
Mais l’amour de la nature sauvage est plus qu’une soif de ce qui hors d’atteinte ; c’est aussi une affirmation de loyauté à l’égard de la terre, cette terre qui nous fit naître, cette terre qui nous soutient, unique foyer que nous connaîtrons jamais, seul paradis dont nous ayons besoin…
Lorsque j’écris le mot “paradis“, je ne pense pas seulement aux pommiers d’amour et aux femmes d’or mais aussi aux scorpions et aux tarentules, aux mouches, aux serpents à sonnette et aux monstres de Gila, aux tempêtes de sable, aux volcans, aux tremblements de terre, aux bactéries et aux bouquetins, aux cactus, aux yuccas, à la coquerelle, à l’ocotillo et au mesquite, aux torrents de boue et aux sables mouvants, et, oui, à la maladie et à la mort et à la pourriture de la chair…
Non, la nature sauvage n’est pas un luxe mais un besoin fondamental de l’esprit humain, aussi vital pour l’homme que l’eau et le bon pain. Une civilisation qui détruit le peu qu’il reste de sauvage, de vierge, d’originel, se coupe elle-même de ses origines et trahit le principe même de civilisation.»

Nous citerons aussi Annie Dillard, romancière, Barry Lopez, Le chant de la rivière, Richard Nelson, Bob Marshall, Peter Matthiessen…

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Expériences éducatives d’immersion dans la nature

Robert Greenway, qui avait eu lui-même un contact fort avec les lacs et montagnes autour de Seattle, lors des années difficiles de son adolescence, et qui est à l’origine du concept de « psychoécologie » (1963), proposa à ses étudiants de vivre des expériences de «  wilderness », autrement dit des temps d’immersion (en moyenne deux semaines, voire trois ou quatre) dans la nature sauvage.
Dans son article « The Wilderness Effect and Ecopsychology » (dans l’ouvrage collectif Ecopsychology: Restoring the Earth, Healing the Mind), il décrit les conditions dans lesquelles ces excursions se faisaient et il affirme que tant son expérience que celles des participants l’ont persuadé que vivre plusieurs semaines dans la nature sauvage « pouvait avoir un impact profond sur la psyché ».
Cherchant à définir plus précisément ce qu’il en était, Robert Greenway questionna les personnes ayant suivi les expériences de wilderness. Après une collecte de 700 interviews, il donna les résultats suivants :

« 90% des interrogés ont décrit un accroissement de la perception de ce qui est revitalisant, de leur bien-être et de leur énergie ;
90% ont affirmé avoir rompu avec une dépendance (nicotine, chocolat ou d’autre nourriture…) ;
90% ont considéré leur retour comme très positif ;
53% ont éprouvé à leur retour des sentiments positifs mais qui ont tourné à la dépression deux jours plus tard ;
77% ont décrit un changement majeur dans leur vie après leur retour (dans les relations personnelles, l’emploi, l’habitat ou le style de vie)
35% de ces changements tenaient toujours cinq ans plus tard… »

Les conclusions de l’article de Garrett Duncan, « The psychological benefits of wilderness » vont dans le même sens que celles de Greenway. « Partir pour une région tranquille, non urbanisée, à distance de marche raisonnable est profondément reconstituant. »
L’auteur cite différentes études qui ont été menées, celles de Driver et ses collègues (1987), de Young et Crandall (1984), et de Burton (1981). Après avoir étudié 19 évaluations de programmes d’immersion, ce dernier confirmait l’amélioration du sentiment d’identité chez les participants : « Certains des bénéfices mesurables sont : une évaluation plus réaliste de leurs forces et de leurs faiblesses, une plus grande autonomie avec respect de l’usage de leur temps et de leurs talents, un plus grand souci des autres et une amélioration de l’image d’eux-mêmes. »

En France, François Terrasson mena des expériences de conscientisation à la relation Homme-Nature en plongeant les participants de ses stages dans un espace naturel, sans aucun repère habituel (carte, boussole, radio, téléphone…) ni source de lumière, pendant une nuit. Ces expériences lui permirent de mettre en évidence le lien intense qui existe entre la perception de soi et la perception de la nature.

Actuellement, des stages « immersion nature » sont proposés en France, dans le cadre de l’Ecole de la Nature et des Savoirs, sous la conduite de Eric Julien. (3) 

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(1) https://www.erudit.org/fr/revues/cgq/2009-v53-n148-cgq3428/038140ar/
(2) « Le mythe de la Wilderness » in The Scarlet Letter, Lauric Guillaud. https://journals.openedition.org/transatlantica/1581
(3) http://www.ecolenaturesavoirs.com/

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