Paradigme La relation juste avec la nature considère celle-ci comme un « être » à part entière. |
La philosophie a depuis toujours cherché à penser la participation commune des êtres vivants et leur solidarité. Mais depuis la deuxième moitié du vingtième siècle, elle a pris une tournure nouvelle.
L’éthique environnementale
Dans les années 1960 et 1970, aux États-Unis principalement, des philosophes ont commencé à théoriser et formaliser le concept d’ « éthique environnementale », pour réagir face à une éthique anthropocentrée qu’ils estimaient incomplète ou insuffisante.
Ce courant s’est développé dans les suites de Henry David Thoreau et John Muir, sous l’influence d’écrivains Américains fascinés par la nature vierge. Le philosophe John Baird Callicott1 s’est, pour sa part, largement inspiré des écrits d’Aldo Leopold, qui associait dans une même « communauté biotique » le chasseur, le gibier et le milieu naturel dans lequel ils évoluent.
L’éthique étant la science qui traite des principes régulateurs de l’action et de la conduite morale, l’éthique environnementale traite des rapports que les hommes devraient établir avec leur environnement ainsi qu’avec les êtres naturels. Ces derniers sont pris en compte individuellement mais aussi collectivement. Ils sont également considérés dans leurs interactions complexes au travers des communautés ou associations écologiques et plus récemment au travers de la biosphère.
L’éthique environnementale tient compte des besoins propres de la nature et pose ou repose donc la question des droits et devoirs de l’Homme vis-à-vis des espèces et de la vie naturelle. Elle met en question les frontières posées par l’Homme entre lui-même et ce qu’il perçoit comme étant la nature ou l’environnement. (Par exemple, comment faire cohabiter un troupeau d’éléphants et les cultures vivrières indispensables pour les autochtones ?)
Cette approche pose la question de l’élargissement des principes de prévention et de précaution au monde vivant, y compris pour des espèces jugées non vitales ou inutiles pour l’homme. Par cette réflexion, la philosophie tend à redéfinir le rapport de l’homme avec la nature en tenant compte de la perception globale de l’ensemble des activités locales et de leur interdépendance. Elle s’intéresse à la question du sens profond de nos actions. Elle attache de l’importance à notre façon de penser qui crée notre monde.
L’écophilosophie
Le philosophe norvégien Arne Naess utilisa quant à lui le terme « écophilosophie » :
« L’étude des problème communs à l’écologie et à la philosophie doit être appelée “écophilosophie“. Elle est un examen descriptif et destiné, disons, au milieu universitaire. Elle n’opère aucun choix de priorité de valeurs fondamentales, mais procède à l’analyse des problèmes spécifiques, qui se situent à l’intersection de deux disciplines parfaitement reconnues. »
Roland de Miller estime que l’écophilosophie offre un cadre suffisamment large (plus large que l’écopsychologie) pour penser les démarches aujourd’hui nécessaires pour diminuer l’emprise de l’homme sur la Nature. Dans « Ecopsychologie et écophilosophie : sources et tendances », il fait un inventaire non exhaustif des sources, surtout francophones, de l’écophilosophie, notamment :
– Le Romantisme
– Rudolf Steiner (1821-1925), fondateur de l’Anthroposophie et de la Biodynamie
– Les traditions des peuples indigènes, notamment orientales, celtiques et amérindiennes
– L’ethnologie non conformiste : Jacques Lizot, Roger Bastide, Pierre Clastres, Robert Jaulin…
– Une certaine littérature francophone : Jean Giono, Henri Pourrat, Henri Bosco, Julien Gracq…
– La renaissance actuelle des cultures régionales en Europe
– Robert Hainard et la tradition naturaliste
– Martin Heidegger et l’égalitarisme biocentrique
– La métaphysique occidentale avec les apports d’Héraclite, Whitehead, Spinoza…
Plus près de nous, le philosophe et psychanalyste français Félix Guattari2 avait décliné l’écologie selon trois niveaux :
• l’écologie environnementale pour les rapports à la nature
• l’écologie sociale pour les rapports au « socius », aux réalités économiques et sociales,
• l’écologie mentale pour les rapports à la psyché, la question de la construction de la subjectivité humaine.
Ce faisant, il a développé une notion nouvelle, celle de l’« écosophie ».
L’écosophie
Le concept d’écosophie a été introduit par le philosophe Arne Naess3 à l’Université d’Oslo, et ce dès les années 1960.
L’écosophie se veut, selon son sens étymologique, une recherche de la sagesse en ce qui concerne les attitudes humaines à mettre en œuvre pour la protection de l’environnement, de la nature, de la santé et de la vie. Ce courant est proche de celui de l’éthique environnementale qui remet en cause l’idée de l’homme comme mesure de toute chose ou comme sommet absolu de l’évolution, et par conséquent autorisé à puiser sans limite dans les ressources naturelles.
« L’écosophie cherche, notamment, à introduire une dimension philosophique dans le militantisme écologique en cherchant à dégager un fondement éthique, social, psychologique, idéologique et culturel de l’écologie de base. »
C’est ainsi qu’elle est devenue un courant de pensée du mouvement écologiste.
« Le mot “philosophie” peut lui-même signifier deux choses :
1. un domaine d’étude, une voie d’accès à la connaissance ;
2. un code personnel de valeurs, une vision du monde qui guide nos propres décisions (dès lors que nous pensons et sentons intimement qu’elles sont justes). Ce second sens du mot philosophie, appliqué aux problèmes qui concernent la nature et nous-même, est une “écososophie”…
Nous étudions l’écophilosophie, mais pour aborder les situations pratiques dans lesquelles nous sommes impliqués, nous devons développer nos propres écosophies…
“Ecosophie” est composé du préfixe “éco” que l’on trouve dans “économie” et “écologie”, et du suffixe “sophie” que l’on trouve dans “philosophie”. Dans le mot philosophie, “sophie” dénote la vue de l’esprit ou la sagesse, et “philo” une sorte de bienveillance amoureuse. La sophia n’a aucune prétention scientifique spécifique, contrairement aux mots composés de “logos” (biologie, anthropologie, géologie etc.), mais toute vue de l’esprit dite “sophique” doit être directement pertinente pour l’action… La sophia signifie le savoir intuitif et la compréhension. »
L’écologie profonde
Le terme « écosophie » est généralement associé au mouvement de l’écologie dite « écologie profonde » (ou « deep ecology », terme inventé par Arne Naess), qui invite à un renversement de la perspective anthropocentrée : l’homme ne se situe pas au sommet de la hiérarchie du vivant, mais s’inscrit au contraire dans l’écosphère comme une partie du tout.
Le terme « Ecologie profonde » est apparu pour la première fois dans l’article d’Arne Naess, « Le mouvement écologique superficiel et le mouvement écologique profond, de longue portée », paru en 1973.
Pour Arne Naess, il est clair que « sans changement de mentalité et de style de vie, la crise écologique ne peut être résolue. » Sans un renversement complet de nos valeurs, sans métamorphose de notre paradigme, il ne nous sera pas possible de sortir de l’impasse dans laquelle nous nous trouvons. Désormais, il nous faut considérer les problèmes de manière globale : notre vision doit devenir holistique. En regardant la situation au niveau de la totalité du champ, nous serons plus ajustés à la réalité qui est un système complexe et non une somme d’éléments.
L’éthique de l’écologie profonde explique qu’un système global (la nature) est supérieur à chacune de ces parties (l’Homme étant une partie de la nature). Cette éthique s’appuie sur les huit postulats suivants : 1. Le bien-être et l’épanouissement des formes de vie humaines et non-humaines de la Terre ont une valeur en elles-mêmes (synonyme : valeur intrinsèque, valeur inhérente). Ces valeurs sont indépendantes de l’utilité du monde non-humain pour les besoins humains. 2. La richesse et la diversité des formes de vie contribuent à la réalisation de ces valeurs et sont également des valeurs elles-mêmes. 3. L’Homme n’a pas le droit de réduire la richesse et la diversité biologique, sauf pour satisfaire des besoins humains vitaux. 4. L’épanouissement de la vie et des cultures humaines est compatible avec une décroissance substantielle de la population humaine. Le développement des formes de vie non-humaines requiert une telle diminution. 5. L’interférence humaine actuelle avec le monde non-humain est excessive et nuisible, et la situation empire rapidement. 6. Des politiques doivent donc être changées. Ces politiques affectent les structures économiques, technologiques, et idéologiques fondamentales. Il en résultera une société profondément différente de la nôtre. 7. Les changements idéologiques passent par l’appréciation d’une bonne qualité de vie plutôt que l’adhésion à des standards de vie toujours plus élevés. Il faut prendre conscience de la différence entre « bonne qualité » et « course à un niveau de vie extrêmement élevé » (qui serait néfaste à la nature). 8. Ceux qui souscrivent aux points précédents s’engagent à essayer de mettre en application directement ou indirectement les changements nécessaires. (Wikipedia) |
A noter que Warwick Fox fait l’hypothèse que l’adjectif « profond » utilisé par Arne Naess serait en rapport avec la psychologie des profondeurs. → Pour en savoir plus
L’écophénoménologie
Enfin, il nous faut nommer l’écophénoménologie ou « phénoménologie écologique », approche la plus récente.
Rappelons que la phénoménologie est un courant philosophique, fondé par Edmund Husserl, qui prend pour point de départ ce qui se passe dans les vécus de conscience. C’est « une science des phénomènes » dans le sens qu’elle a vocation à étudier l’expérience en elle-même, celle du sujet dans un monde.
Elle fut développée par des penseurs tels que Martin Heidegger et Max Scheler en Allemagne, Hannah Arendt, Alfred Schütz et Eric Voegelin aux Etats-Unis, Gaston Bachelard, Emmanuel Levinas, Maurice Merleau-Ponty, Jean-Paul Sartre, Paul Ricoeur et Michel Henry en France.
Maurice Merleau-Ponty pour sa part instaura un tournant important dans le mouvement de la phénoménologie en développant la thèse que « toute conscience est conscience perceptive ». Au fondement, l’expérience est une expérience corporelle. Sortant de la dualité corps-esprit, le philosophe reconnaît la corporalité de la conscience tout autant que l’intentionnalité corporelle. Il insiste sur le primat de l’intersubjectivité.
L’écophénoménologie est née de la rencontre de la réflexion phénoménologique et des préoccupations nouvelles de l’écosophie au début des années 1980, grâce aux travaux du philosophe tchèque Erazim Kohak (The Embers and the Stars, 1984) et de Neil Everdnden (The Natural Alien, 1985).
Pour ces deux auteurs, l’approche phénoménologique de la nature est plus qu’une simple alternative : c’est la réponse requise à l’obsession occidentale pour le monde de la technique, qui réduit la nature à de la matière quantifiable et utilisable pour l’homme. L’écophénoménologie tente de réinvestir la question de notre rapport primordial au monde en cherchant à « dégager les éléments fondamentaux de l’expérience humaine avec le monde ». Il s’agit « de creuser au plus profond du présent sensoriel » et de « retrouver le sens moral de notre humanité » par « la mise en lumière de son sens primitif dans la nature ».
Les écophénoménologues pensent ainsi que la crise environnementale actuelle est autant une question géophysique que métaphysique, et qu’une reconceptualisation des relations humaines avec la terre est nécessaire pour se défaire des préjugés métaphysiques qui nous poussent à ne considérer le monde naturel que sous l’angle de sa valeur utilitaire technique.
Références
1 John Baird Callicot, Ethique de la terre, Wildproject 2010
2 Félix Guattari, Les trois écologies, Ed. Galilée, 1989.
3 Arne Naess, Écologie, Communauté et Style de vie, Éditions Dehors, p. 71. et Vers l’écologie profonde, Wildproject, 2009.