Dans l’ensemble les écopsychologues font peu référence à Harold Searles. Paul Shepard le mentionne dans son article « Nature and Madness » dans Ecopsychology Restoring the Eart, Healing the Mind ainsi que dans son ouvrage Nous n’avons qu’une seule terre ; également Whit Hibbard, dans son article « Ecopsychology : a Review ».
« Le psychanalyste non-conformiste, Harold Searles, est considéré par certains comme un proto-écopsychologue pour avoir pris en compte l’environnement non-humain dans l’équation analytique dès 1960, pour avoir saisi l’importance de “l’apparentement à l’environnement non-humain“ pour la santé psychologique, et pour avoir encouragé les psychanalystes “à apporter une réelle contribution pour faire face à la crise écologique“. » (Whit Hibbard)
Theodore Roszak fait appel à lui en tant que psychanalyste qui s’est intéressé de près au lien avec l’environnement non-humain. Mais c’est surtout Andy Fisher qui lui a porté intérêt dans son livre Radical ecopsychology.
De notre point de vue, il nous paraît incontournable de suivre le développement de la pensée de ce psychiatre et psychanalyste dans la mesure où l’on désire comprendre l’influence de l’environnement sur la construction de la psyché et les raisons de la tendance prédatrice du monde occidental à l’égard de la nature.
Né en 1918 aux Etats-Unis, Harold Searles a d’abord été psychiatre des armées pendant la seconde guerre, ce qui l’a amené à travailler à la clinique Topeka au Texas, qui recevait entre autres les soldats traumatisés. Cette institution psychiatrique a été pionnière dans la prise en charge psychanalytique des patients psychotiques. En 1949, Il rejoint la clinique de Chestnut Lodge, dans le Maryland, un établissement internationalement connu pour son rôle également de pilote dans l’approche psychothérapique des schizophrènes et qui était dirigé à l’époque par la psychanalyste allemande émigrée Frieda Fromm-Reichmann. Celle-ci proposait d’étendre la thérapie analytique, constituée à la base par et pour des névrosés, à des psychotiques, dans la perspective de l’École hongroise de Sandor Ferenczi.
Pendant une quinzaine d’années, Harold Searles a suivi en traitement des malades mentaux dans le cadre de cette clinique. A partir de cette pratique, il a réalisé un important travail de compréhension du monde de la psychose, qui fait aujourd’hui référence chez les spécialistes. Sa proximité avec l’univers de « la folie » lui a permis de mieux saisir comment l’identité de l’être humain se construit et dans quelle mesure elle englobe le monde dit « non humain ».
En 1960, à la période-même où Robert Greenway, chercheur en psychologie humaniste, conduisait des stages d’immersion dans la nature et envisageait la nécessité de réunifier les champs de la psychologie et de l’écologie sous le nom de « psychoécologie », Harold Searles publiait son premier ouvrage, intitulé The Nonhuman Environnement (traduction française : L’environnement non humain, 1986).
Jusque-là, le monde de la psychanalyse s’était peu avisé de l’influence de l’environnement sur la construction de la psyché. Bien que, dans la pratique, cette dimension n’ait pas été complètement ignorée d’un certain nombre d’institutions psychiatriques qui tenaient compte de l’univers paysager autour de leurs bâtiments et prônaient des activités de jardinage ou d’artisanat pour leurs patients, les psychanalystes, pour leur part, mettaient uniquement l’accent sur les processus intrapersonnels et interpersonnels (relation de soi à soi et de soi à l’autre) dans leur théorisation.
Cette lacune perdura malgré les observations faites dans d’autres disciplines scientifiques (psychologie animale, physiologie, anatomie, éthologie, paléoanthropologie…), qui montraient la parentalité de l’être humain avec la vie non humaine, et malgré la surabondance des faits quotidiens qui témoignaient de l’importance de l’environnement sur la vie psychique (influence du jardinage, de la présence d’animaux domestiques, de la fréquentation de milieux naturels… sur l’humeur des personnes).
Dans ce contexte, Harold Searles n’hésita pas à affirmer :
« L’élément non humain de l’environnement de l’homme forme l’un des constituants les plus fondamentaux de la vie psychique… Je suis convaincu que l’individu sent, consciemment ou inconsciemment, une parenté avec le non humain qui l’entoure, que cette parenté revêt une importance transcendante pour l’existence et que, comme bien d’autres données essentielles, elle est une source de sentiments ambivalents chez l’individu, qui, s’il s’efforce de fermer les yeux sur la force de ce lien, risque de compromettre sa santé psychique. »
Ainsi, pour Searles, l’environnement non-humain – les arbres, les nuages, les rivières, les animaux, les objets autour de nous… – joue un rôle essentiel dans la construction de la psyché et nous nous mettons en danger en l’ignorant. Un champ nouveau s’ouvre à l’exploration :
« Au cours des dernières soixante années environ, le champ de la pensée psychiatrique s’est progressivement élargi ; principalement axée au début sur les processus intrapsychiques… elle en est venue à intégrer les facteurs relationnels, sociologiques et anthropologiques. Il semblerait tout naturel que dans une étape suivante elle s’attache à explorer la relation de l’homme avec le non-humain. »
« On pourrait assimiler l’ensemble de cette question à un vaste continent que l’on a à peine commencé à explorer et à cartographier. »
Harold Searles questionne directement la psychanalyse :
« Pourquoi n’a-t-on pas formulé jusqu‘ici une théorie psychanalytique plus globale, une théorie qui prenne en compte l’homme non pas simplement dans son milieu humain mais dans son environnement total c’est-à-dire également non humain ? »
La nécessité pressante d’explorer les phénomènes intra et interpersonnels n’explique pas tout. Il y aurait une autre raison à ce manquement : tout autant que les autres êtres humains, les psychanalystes sont en prise avec l’angoisse que le sentiment de parentalité avec l’univers non-humain provoque à l’intérieur de soi, c’est pourquoi ils tardent à lui accorder l’importance qui lui revient.
Dans son ouvrage, Harold Searles rejoint l’idée que, dans la première phase d’existence, le nourrisson ne se perçoit pas comme distinct des personnes qui l’entourent, notamment sa mère, et que son développement psychique va nécessiter l’acquisition progressive du sens d’une existence séparée. Mais il va plus loin en énonçant que cette étape de fusion originelle inclut l’environnement non-humain : la pièce dans laquelle vit le nourrisson, les objets autour de lui, l’air caressant son visage, l’eau dans laquelle son corps baigne, les feuilles scintillant sous le soleil qui accrochent son regard, le chant de l’oiseau…
La construction de l’être humain passerait donc par trois étapes qui, selon les situations, se chevauchent plus ou moins :
– d’abord comme être vivant qui se distingue du monde inanimé,
– ensuite comme être vivant et humain qui se distingue des mondes animés, végétal et animal,
– enfin comme être vivant humain singulier qui se distingue des autres êtres humains.
En fait,
« l’individu livre sa vie durant une lutte pour se différencier toujours plus totalement de la réalité humaine et non-humaine qui l’entoure, tout en nouant, à mesure qu’il y parvient, des liens de plus en plus chargés de sens avec cette même double réalité. »
La peur de régresser à l’étape d’indifférenciation, de perdre son « je », de ne plus être sûr des frontières entre moi et l’autre, peut conduire l’être à se crisper sur son état séparé, au point de nier les liens qui le fondent. Cette angoisse existe chez des sujets fragiles psychiquement et même chez des sujets « normaux », bien qu’à des degrés moindres. Au fond de nous, perdure l’angoisse de ne plus nous sentir un individu distinct des autres, voire de ne plus nous sentir humains, et pire encore de ne plus nous sentir vivants.
C’est cette menace qui nous pousse à croire que nous sommes radicalement séparés et à vivre comme tels. Devant le danger de retourner à l’indifférencié, nous préférons ignorer le monde environnant, ne pas voir combien il nous est nécessaire et, par conséquent, nier les liens que nous avons avec lui. Cette réaction de rejet est d’autant plus forte que nous devons aussi lutter contre notre nostalgie du ressenti initial de totalité que nous croyons à jamais perdu. Nous éprouvons une souffrance à ne plus pouvoir vivre la bienheureuse harmonie qui prévalait quand nous vivions le monde comme une extension de nous-mêmes, quand nous baignions dans un champ global qui n’était pas seulement constitué des autres êtres humains mais aussi des éléments non humains : vent, eau, reflets de lumière, nuages, arbres, animaux…
L’écoute des psychotiques nous aide à comprendre ces phénomènes. Chez ces malades, la capacité de discrimination entre leur propre personne et leur environnement est fortement affectée : les frontières entre le dedans et le dehors sont dissoutes. Perdre un élément constitutif de leur lieu de vie est ressenti par eux comme une véritable mutilation de leur corps. Harold Searles a suivi une patiente qui se croyait régulièrement transformée en entités non humaines : arbre, rocher, poisson, oiseau, vache… Un jour, elle lui raconta qu’elle avait été dans un endroit où l’on changeait les personnes en arbres et qu’elle s’était sentie très inquiète. Le médecin l’encouragea à poursuivre. « Il y avait un bras, (se reprenant) une branche, arrachée à l’un d’eux, et ça ne ressemblait pas à du bois. On pouvait voir les fibres, comme des fibres musculaires. »
Fort de son expérience auprès des malades mentaux, Harold Searles déclare :
Notre « maturation s’accomplirait donc à l’intérieur d’une matrice globale constituée non seulement des autres êtres humains mais, de façon prédominante, d’éléments non humains – arbres, nuages, étoiles, paysages, bâtiments et ainsi de suite à l’infini. »
La matière inerte, le végétal et l’animal réalisent en réalité une trame qui supporte, avec l’entourage humain, notre existence psychique. Non seulement ils participent à la construction chez l’enfant du sentiment d’appartenance à une matrice globale mais ils l’aident à se découvrir, à faire l’expérience de son action sur le monde, à développer ses qualités et peuvent même lui offrir un espace de paix et de stabilité qui apaise ses tensions.
Passé le stade de l’adolescence, l’individu est normalement en capacité d’assumer son statut d’être humain face au monde non humain. Parvenu à la maturité affective, il présente, nous dit Searles, une attitude « fondamentale universellement repérable » : le sentiment d’apparentement (relatedness).
« Par là, j’entends, d’une part la perception d’une parenté intime…
Mais, d’autre part et simultanément, ce sentiment d’apparentement comporte le maintien de la conscience de son individualité en tant qu’être humain, et de l’impossibilité de se fondre dans le monde non humain, si étroitement que l’on soit lié à lui et à tant de niveaux. »
A la fin de l’ouvrage, Harold Searles élargit le champ de sa réflexion : l’angoisse de régresser à l’état non-humain que l’individu éprouve est aussi une angoisse que l’on retrouve à l’échelon collectif, celui de notre civilisation moderne. C’est sur elle que repose l’attitude anthropocentrée de l’homme occidental, qui, grâce à sa technique, a pu s’assurer une suprématie sur le monde de la nature. C’est elle qui, par retour du refoulé, risque le plus de nous rendre inhumains.