Tout du long de son ouvrage, Roszak déroule le fil de son discours en croisant de nombreuses disciplines qui vont des approches psychologiques, essentiellement la psychanalyse, aux découvertes scientifiques et aux nouvelles hypothèses qui ont vu le jour avec elles (telles que la théorie du chaos, la découverte des quasars, la théorie des systèmes, l’hypothèse Gaïa…). Il creuse ces différentes théories pour en montrer l’intérêt mais aussi les limites (de son point de vue) face aux enjeux environnementaux, et les fait se confronter entre elles.
En même temps, son regard ne cesse d’aller et venir entre le passé et le présent, du Big Bang jusqu’à nos jours, des traditions des peuples premiers aux croyances modernes, des thérapies anciennes jusqu’aux plus récentes, des premiers éclairages apportés par l’étude objective du monde jusqu’à l’émergence d’une nouvelle cosmologie. Contestant la vision rationaliste de la société occidentale moderne, génératrice de séparation entre l’homme et la nature, Roszak se tourne vers le romantisme, le transcendantalisme[1] et certaines découvertes scientifiques qui révolutionnent notre manière de voir. Ce faisant, il ouvre des perspectives pour un réenchantement du monde en affirmant son essence spirituelle.
En tant qu’historien et observateur du mouvement de la « contre-culture », il ausculte les mouvements sociétaux de ces dernières décennies en Occident. Il dessine le paysage d’une civilisation moderne – industrielle et urbaine – en proie à ses effets destructeurs mais qui suscite des réactions multiples dans le sens d’une libération du sujet : féminisme, mouvements écologiques, hédonisme, libération sexuelle, démarche de connaissance de soi… Roszak tente d’articuler ces différents courants, qui ont émergé au cours du XXe siècle pour rejeter « les valeurs déshumanisantes » de notre société, avec les nouvelles pensées du côté scientifique, psychologique et philosophique, le tout dans un « patchwork » d’où émergent de grandes lignes futuristes pour une plus grande harmonie dans le monde. Plus précisément, il s’attache à créer un pont, nécessaire selon lui pour notre avenir, entre la psychologie et l’écologie.
Il est difficile de rendre compte du foisonnement de la pensée de Roszak qui embrasse tant de domaines à la fois. Néanmoins, nous tenterons ici d’en extraire les grandes lignes.
PREFACE
Dès les premières pages, Théodore Roszak annonce les raisons de son ouvrage :
« Ceci est un discours sur l’écopsychologie. Son but est de construire un pont au-dessus du gouffre historique de notre culture, celui qui existe déjà depuis longtemps entre le domaine psychologique et le domaine écologique, afin de voir les besoins de la planète et ceux de la personne comme un seul continuum. En recherchant une santé mentale plus grande, l’écopsychologie démarre là où beaucoup diraient que la santé mentale n’a rien à voir : au seuil du monde non humain… Le cri de la Terre pour échapper au poids mortifère du système industriel que nous avons créé est notre propre cri pour un niveau et une qualité de vie qui libéreront chacun de nous afin qu’il devienne la personne entière que sa naissance promettait. » (p.14)
« Mon but ici est d’enjamber la brèche entre le personnel et le planétaire de manière à suggérer des alternatives politiques. » (p.17)
Faisant un parallèle entre la pathologie de notre société qui se manifeste par les multiples dégâts que nous infligeons à la planète et la névrose individuelle, Roszak avance sa théorie d’un « inconscient écologique. »
« Alors que le sexe et la violence continuent à ‘’couver’’ dans les profondeurs de l’esprit à l’intérieur des têtes humaines, l’angoisse provenant de ce que je nommerai “l’inconscient écologique’’ a émergé comme un déséquilibre plus profond. » (p.13)
L’ouvrage est structuré en trois parties :
– La première traite de la psychologie
– La seconde de la cosmologie
– La troisième de l’écologie
PARTIE I : LA PSYCHOLOGIE
En préambule, Roszak pose d’emblée la question des limites des théories psychanalytiques et des pratiques psychothérapeutiques au regard des questions environnementales actuelles :
« Dans nos cœurs, nous savons qu’il y a quelque chose de maniaque dans la manière avec laquelle nous abusons de l’environnement planétaire. L’extinction des espèces, le trou de l’ozone, la destruction des forêts tropicales… souvent nous lisons les rapports sur l’état de dévastation et nous disons : ‘‘c’est fou !’’
Nous utilisons le mot mais, dans ce contexte, ‘fou’ n’a pas un statut professionnel ni une profondeur théorique. Notre compréhension intuitive de l’anxiété concernant l’environnement est un peu plus qu’un ‘ouch !’ qui ne nous dit pas pourquoi nous avons mal et comment guérir la blessure. Nous nous tournons vers les psychiatres pour qu’ils nous enseignent le sens de la folie, mais nos principales écoles de psychothérapies sont elles-mêmes des créations de la même culture scientifique et industrielle qui pèse maintenant si lourd sur la planète. Même ceux qui sont dissidents par rapport à l’orthodoxie freudienne restent étroitement focalisés sur ce que Jung appelait « la névrose urbaine ». Ils ignorent les réalités écologiques plus grandes qui entourent la psyché – comme si l’âme pouvait être sauvée alors que la biosphère part en morceaux. Le contexte de la psychiatrie s’arrête aux limites de la ville ; le monde non humain qui réside au-delà est un grand mystère comme le sont les profondeurs de l’âme.
Où nous tourner pour trouver des critères de la santé mentale qui incluent notre condition environnementale ? » (p.19)
1er chapitre : « S’il vous plaît, Monsieur, puis-je avoir davantage ? » Le jeu entre la psychologie, la cosmologie et l’écologie
La terre ne peut subvenir à nos besoins de plus en plus grandissants. Les arguments des écologistes sont fondés. Mais il serait bon que le mouvement environnementaliste trouve une autre formulation qui puisse avoir un réel impact psychologique.
« La politique environnementale a besoin d’une nouvelle sensibilité psychologique ». (p.39)
Par ailleurs, la société véhicule une image du cosmos qui exerce un effet sur les personnes, sur leur psyché. En cela, la cosmologie rencontre la psychologie, d’autant plus que les scientifiques n’échappent pas à l’influence de leurs émotions.
La psychologie est née et s’est développée comme en contre-point face à l’avènement de la société industrielle, autrement dit pendant les deux siècles où le pouvoir humain s’est de plus en plus exercé sur l’extérieur. « Ce n’est pas une coïncidence », nous dit Roszak, si, à cette même période, et à la suite des Romantiques, la psychologie des profondeurs est apparue pour s’intéresser à l’irrationnel au fond de nous.
Cette ouverture a néanmoins rencontré rapidement des limites :
« Comme beaucoup de philosophes positivistes de son époque, Freud souffrait de l’influence d’une des images les plus puissantes, mais communes, de notre langage : la métaphore spatiale qui localise la psyché à “l’intérieur“ et le monde réel à “l’extérieur“. » (p.44)
Aujourd’hui, la psyché a besoin d’une vue plus large qui englobe les perspectives nouvelles apportées par les sciences.
2ème chapitre : La psychologie moderne à la recherche de son âme
Définition de la psychologie :
« A son niveau le plus profond, la psychologie est la recherche de la santé mentale. Et la santé mentale, à son niveau le plus profond, est la santé de l’âme. La psychologie, quelles que soient les techniques qu’elle utilise, est nécessairement une quête philosophique, une étude critique de la conduite éthique, du but moral, et du sens de la vie. Chaque système majeur philosophique et religieux du passé a développé lui-même une psychologie, cherchant à guérir l’âme de ses blessures et la guidant vers le salut. » (p.51)
Roszak s’engage dans une analyse de la démarche de Freud et ensuite de celle de Jung.
Dans le contexte historique de l’époque, où la science permettait de sortir de l’obscurantisme des siècles passés, Freud voulait lui-même « faire science », ce qui l’a conduit à explorer l’inconscient comme un objet d’étude et à reconnaître l’ancrage corporel de la psyché (la nature pulsionnelle liée au « principe de plaisir »). Freud était également attaché aux bienfaits de la civilisation ; il posa « le principe de réalité » comme l’élément, issu des injonctions parentales et sociétales, qui permet à l’enfant de gérer ses pulsions et de s’insérer dans le monde adulte. Ainsi, le dualisme nature-culture perdurait.
Après le choc de la première guerre mondiale, Freud fit évoluer sa théorie en développant les concepts de pulsion de vie et de pulsion de mort. En avançant ainsi, il plaçait la psyché dans sa relation primordiale avec la nature. Elle s’y trouve totalement inscrite. Mais cette nature est celle que les scientifiques de l’époque imaginaient : un univers désolé et vide de sens, qui pousse au pessimisme. Pour cette raison, la théorie de la pulsion de vie et de la pulsion de mort est restée en suspens.
Jung, de son côté, se permit de prendre davantage de recul par rapport à la science. Il a pu voir, dans la poussée qui anime l’être, une dimension transcendante à l’œuvre et il fut parmi les premiers à reconnaître la connexion entre la psyché et la nature physique. Il imagina même que l’on puisse tisser un lien entre la psychologie des profondeurs et la physique quantique. Jung développa aussi le concept d’un « inconscient collectif » (un réservoir d’images archétypales de l’espèce humaine).
Le problème reste que le développement de sa pensée est allé plutôt dans le sens d’un clivage d’avec la réalité corporelle : ses idées sur les archétypes sont devenues éthérées, désincarnées, ‘’étiquetées’’. Résultat : « une sorte de collection fantasmatique, sans chair, sur l’esprit qui apparaît comme en rupture avec le monde dans lequel il a évolué. » (p.63)
Roszak explore alors différentes théories qui ont émergé dans les suites des pionniers de la psychanalyse, relevant pour finir que ni les unes ni les autres n’ont fait avancer la réflexion sur la relation de l’homme avec la nature.
« Bien qu’il n’en soit guère question dans la littérature professionnelle, la vision désespérante de Freud sur la vie continue à hanter la plupart des écoles du courant de pensée psychiatrique. » (p.64)
Certes, la théorie existentialiste, les théories de la relation d’objet et la Psychologie Humaniste donnent davantage place à l’environnement en reconnaissant son influence sur la psyché. Mais celui-ci se réduit au cercle familial et à la sphère sociale. Quant à l’environnement naturel, il est laissé pour compte.
3ème chapitre : la psychiatrie à l’âge de pierre
A contrario, si l’on remonte dans le temps, « la psychiatrie à l’âge de pierre », autrement dit les pratiques thérapeutiques des peuples premiers, reposent sur une approche psychosomatique de la maladie : il n’existe pas de coupure entre le physique et le psychique.
Les approches traditionnelles échappent aux deux clivages : celui freudien par attachement à la laïcité et celui jungien qui privilégie l’esprit à la chair.
Pour Roszak, la perception animiste permet de mieux rencontrer la profondeur et la complexité de la matière que ne le fait notre approche moderne.
« Est-il possible que la perte de cette sensibilité soit responsable non seulement de notre crise écologique, mais aussi de notre mécontentement qui nous rend fou ? » interroge-t-il. (p. 82)
Pour Freud, le premier crime était le meurtre du père. Mais Roszak s’interroge : ne serait-ce pas plutôt la perte de la foi en la Terre-Mère ? Se référant à Paul Shepard, il se demande comment nous pourrions retrouver la vision du monde animiste afin de reprendre confiance dans l’univers qui nous soutient.
Tenter de ressusciter la vision animiste, comme certains le font (néopaganisme, mouvements écoféministes…), ne suffira toutefois pas à nous faire sortir de la crise écologique.
Ce sont les découvertes actuelles de la science qui peuvent réellement revivifier une sensibilité d’ordre plus globale, plus animiste.
« Plus la science moderne fouille dans la nature des choses, plus elle trouve des traces de l’animisme primordial : l’esprit dans le cosmos… Dans leurs tâtonnements, les scientifiques fabriquent une image du monde vivante, intentionnelle, créative – bien qu’ils puissent être les derniers à l’admettre. La vérité objective sur la matière demande une révision de notre philosophie. Et je pense que quelque chose de plus apparaît : un inconscient écologique, le “sauvage“ qui est resté à l’intérieur de nous et qui émerge subjectivement pour rencontrer les besoins environnementaux de notre temps. » (p.96)
Partie II : LA COSMOLOGIE
4ème chapitre : L’esprit dans le cosmos : l’agnosticisme et le principe anthropique
Dans cette partie du texte, Roszak fait un retour à la révolution française pour mettre en évidence les racines de l’anticléricalisme et de l’agnosticisme. Se défaire de l’ombre étouffante des dieux, même du dieu unique judéo-chrétien, devenait alors indispensable. Mais le mouvement s’est accompagné d’un appel à la raison, considérée comme seule valable, et la science resta majoritairement sous l’influence de ce penchant antireligieux.
« Regardant en arrière à travers les siècles, nous pouvons voir le programme matérialiste comme un véritable catéchisme, basé sur des articles de foi. Il était défendu par des hommes passionnés, campés sur leurs certitudes. Ce n’était pas de la découverte, mais le programme d’une cause éthique et politique. » (p.104)
Maintenant, ce positivisme se heurte de plus en plus à la réalité qui surgit à travers l’observation des phénomènes dans l’univers : « la matière se transcende elle-même » a déclaré Karl Popper.
Roszak se tourne vers des découvertes et hypothèses qui ont émergé récemment dans le champ scientifique pour nous conduire vers cette nouvelle approche du mystère du monde, vers cette nouvelle cosmologie. Successivement, il aborde la théorie du chaos, la découverte des quasars et le principe anthropique. De cette longue étude, il conclut que la théorie du hasard qui a longtemps présidé la compréhension scientifique du monde ne tient plus vraiment puisqu’à travers les dernières données de la science il semble bien qu’une intelligence créatrice soit à l’œuvre.
Bien sûr, tous les scientifiques sont loin d’admettre une telle conclusion. Mais Roszak nous rappelle que la racine de toute conviction est liée aux besoins émotionnels, aux enjeux psychiques des personnes.
« Même les sceptiques peuvent être pris par une idéologie passionnelle. » (p.129)
Un grand nombre de scientifiques sont encore marqués par l’agnosticisme obligatoire qui a accompagné la sortie de l’ère obscurantiste et les a empêchés d’envisager le monde comme « une grande pensée plutôt que comme une grande machine » (James Jeans).
« Là où le réductionnisme et le matérialisme pouvaient trouver une continuité entre l’humain et le naturel seulement au niveau physique, nous pouvons maintenant imaginer une connexion plus élevée au niveau du mental. » (p.134)
5ème chapitre : Anima Mundi
Roszak poursuit son propos par une rétrospective sur les différentes facettes de la Mère-Terre, de la Vénus de Willendorf, en passant par les déesses antiques, jusqu’à une conception plus abstraite, plus métaphysique : l’anima mundi.
Ce principe réapparaît aujourd’hui sous le nom de l’hypothèse Gaïa, qui a été élaborée par Lovelock et Margulis.
6ème chapitre : Où Dieu était auparavant. Les systèmes profonds et le nouveau déisme
Roszak ouvre un chapitre sur les systèmes complexes où l’on voit que l’ancienne vision du monde, celle d’une mégamachine réglée par le grand maître horloger ne peut plus tenir.
« La nature, à grande ou petite échelle, nous apparaît… comme un nid de systèmes à l’intérieur de systèmes. Chaque système se présente comme étant contenu dans d’autres systèmes plus grands. » (p.163)
Un nouveau déisme, qui s’oppose à celui de l’Être suprême, pourrait bien être en train de naître, sous l’impulsion des théories récentes concernant les systèmes profonds : il s’agit de la découverte de l’Esprit à l’œuvre dans la matière.
« La découverte d’un Esprit immanent est solidement enracinée dans une bonne science. La complexité ordonnée existe ; sa découverte système par système, système à l’intérieur d’un autre système, est le plus grand chapitre de l’histoire des sciences. » (p.180)
Dans ce sens, Teilhard de Chardin ouvre des perspectives. Au sommet de toutes les sphères de la planète, il place une « noosphère » : la réalité culminante de l’Esprit.
« L’univers n’est pas engagé à produire de la grandeur mais à élaborer de la complexité. Pour cela, il utilise la distance et la matière : afin d’incarner ses idées dans les choses. Ce qui est grand et ce qui est petit sont gouvernés par ces complexités, chaque niveau formé par les besoins du niveau supérieur… Et ce qui se tient au sommet de la hiérarchie… incarne la pleine potentialité de tout ce qui est venu avant, le réalisant, l’exprimant. Il occupe la frontière du cosmos.» (p.185)
7ème chapitre : La frontière humaine. Le sens de Omega
Avec la théorie des structures dissipatives, le vieux pessimisme – celui d’une époque de la science et aussi celui de Freud -, lié au second principe de la thermodynamique (entropie), ne tient plus. « La flèche du temps pointe dans la direction des structures et des systèmes, et pour finir vers la vie consciente : la frontière humaine. » (p.189)
Partie III : L’ECOLOGIE
L’émergence de la nouvelle cosmologie, en rapport avec l’avancée des découvertes scientifiques, débouche sur une autre compréhension de la connexion entre l’homme et la nature.
« Avec l’aide des artistes et des philosophes visionnaires, cet ensemble de faits et de théories peut croître jusqu’à une forme d’animisme, enracinée dans l’écologique. » (p.213)
8ème chapitre : La vérole urbaine et le Moi patriarcal
Roszak dénonce de manière provocatrice notre mode de vie, basé sur le développement industriel et l’expansion de plus en plus démesurée des villes : « la vérole urbaine » qui affecte Gaïa. Il reproche à la psychiatrie moderne de n’avoir « jamais entrepris une lecture symbolique de la ville ». (p.219)
L’industrialisation massive a coupé les villes de la nature, donnant à la culture urbaine une tendance psychotique.
Mais, alors que Gaïa se révèle malade, on assiste à un nouveau phénomène dans la société : le retour de la figure du « sauvage » (Tarzan, Robinson Crusoé et Vendredi, « Le dernier des Mohicans », « Les dieux sont tombés sur la terre »…) Ce « sauvage » apparaît comme « un sage écologique » qui détient les secrets de la survie et d’un bien-être durable.
« Une appréciation renouvelée de la voie traditionnelle primitive peut être l’une des ressources les plus utiles pour la gestion de notre sauvetage environnemental. » (p.226)
Peter Kropotkin, présenté comme l’un des premiers écopsychologues par Roszak, insiste sur l’importance de l’aide mutuelle qu’il a pu constater entre les êtres vivants (animaux et peuples premiers de Sibérie et de Manchourie). De son point de vue, il y aurait une tendance éthique, profondément ancrée dans la vie animale, dont l’origine serait la symbiose biologique. Cette idée, qui va à l’inverse de la pensée freudienne, conduit à envisager l’empathie et le souci moral comme « fermement enraciné dans la psyché ».
A la fin des années 1970, Fritz Perls et Paul Goodman élaborent ensemble une nouvelle technique thérapeutique, la gestalt-thérapie, la première « à utiliser le mot “écologie” pour décrire le pouvoir d’ajustement spontané de l’organisme à l’intérieur de son environnement… Le trait de caractère distinct de ces efforts précoces pour combiner la psychologie et l’écologie est l’optimisme. » (p.230)
Pour la « deep ecology », la crise environnementale ne nécessite rien de moins qu’un changement dans nos mentalités qui nous fasse développer un mode d’être plus sensible, basé sur la relation. Très rapidement, le mouvement a été accompagné par un autre : l’écoféminisme. Selon ce dernier, notre société a été corrompue par les valeurs patriarcales qui ont dominé le monde, en violentant la nature et en assujettissant les femmes. Les concepts psychanalytiques eux-mêmes ont été sous l’influence du sexisme et le mouvement féministe s’est mis en chemin pour les repenser, notamment à travers les théories de la relation d’objet.
Malgré tous ces efforts menés pour conduire à un changement dans notre manière d’appréhender le monde, la sphère psychologique tarde encore à prendre en compte la connexion entre l’écologie et la psychologie.
9ème chapitre : Le téléphone gadget, l’équivalent moral de l’abominable excès
Face au gaspillage insensé de nos ressources, les mouvements environnementalistes ont eu tendance à développer un discours qui laissait apparaître des perspectives plutôt ascétiques. Mais culpabiliser les gens ne les empêche pas de poursuivre leurs habitudes néfastes. Une autre voie doit être trouvée, qui pourrait être en rapport avec l’idée de sublimation développée par Freud : la recherche du sentiment de plénitude, c’est-à-dire d’un bonheur qui ne soit pas seulement apporté par la richesse matérielle mais par des standards esthétiques, par le plaisir des sens, par des loisirs générateurs de bien-être et même une approche spirituelle. Il s’agirait donc de passer de la quantité à la qualité.
10ème chapitre : Le narcissisme revisité
Roszak nous entraîne sur les traces du mouvement de la contre-culture dont les bases reposent, selon lui, sur un narcissisme sain.
Le narcissisme primaire qui permet l’affirmation de soi est le fondement de ce que Marcuse a appelé « le grand refus » : « le rejet des valeurs déshumanisantes d’un monde fou ». (p.266)
L’aspiration à sortir de leurs difficultés pour réaliser une vie plus libre et joyeuse a conduit des milliers de personnes à s’engager dans une démarche de connaissance de soi et, pour cela, à faire appel aux psychothérapies en cours, notamment celles du Potentiel Humain. Cette recherche a bénéficié d’une approche plus optimiste de la psyché que celle inventée par Freud. Maslow avait ouvert la voie de « la psychologie transpersonnelle ». La nature empathique, profondément créatrice, tournée vers l’accomplissement de l’être était pleinement reconnue.
11ème chapitre : Vers un Moi Ecologique
Freud parle de « malaise dans la civilisation ». Mais pour lui, la société est une donnée incontournable qui ne peut être remise en question. Ce ne fut pourtant pas l’avis d’un de ses étudiants, Reich, qui voyait dans les blocages de l’énergie orgastique des personnes la racine des mouvements totalitaires. Sans ces blocages, l’être humain, au fin fond de son cœur – dans son cœur « biologique » – est honnête, aimable, coopératif.
Mais quel est ce « cœur biologique » dont parle Reich, demande Roszak ? Est-ce qu’il s’arrête seulement au niveau mammifère ou est-ce qu’il descend encore plus profond dans l’évolution : chez les animaux inférieurs, les plantes…
Il y aurait donc au cœur de notre nature une sagesse qui vient de très loin : la sagesse du Ça.
« Le ça est ce cœur psychique protohumain que notre évolution depuis des millions d’années a formé pour s’accorder à l’environnement planétaire… Le ça est très vieux, et cependant bien adapté ; la société civilisée qui prétend l’éduquer est infantile, le produit d’un contre-sens… qui vire à la mégalomanie.… » (p.289-290)
Roszak fait appel aux idées de Winnicot, concernant les phases précoces du développement de l’enfant, pour amener le concept d’« environnement parfait ». Dans l’idée du psychanalyste, pour que le soi puisse s’affirmer, il lui faut un entourage suffisamment bénéfique, une mère (au sens large) suffisamment bonne. Mais là encore l’environnement se réduit aux seules personnes. Roszak suggère : le besoin « d’un environnement parfait » pourrait être plus large que cela et inclure tous les objets et tous les êtres vivants qui entourent l’enfant et au-delà toute la biosphère.
« Après tout, qu’est-ce que les parents doivent de plus importants à leurs enfants qu’un rapport chaleureux et confiant avec la Terre, qui a formé l’évolution de notre histoire ? » (p.293)
En évoquant les psychanalystes freudiens qui ont critiqué le biologisme de Freud pour se tourner vers la sociologie, Roszak nous dit que la véritable issue n’est pas là : il ne s’agit pas de mettre moins de biologique dans la psyché mais au contraire d’en mettre davantage ; il ne s’agit pas de se détourner du biologique mais au contraire de nous mouvoir « à travers lui vers l’écologie, dans la recherche d’un environnement qui soit parfait… » (p.294)
Après avoir évoqué Georg Groddeck (Le livre du ça), Roszak se tourne vers Harold Searles pour évoquer la thèse que ce dernier a soutenue dans L’environnement non humain : la parenté profonde de l’être humain avec les objets, les éléments naturels, les êtres vivants non humains. Roszak reconnaît sans mal l’originalité de l’auteur et « ses efforts de pionnier » pour faire évoluer la psychiatrie. Cependant, il lui reproche de se tromper en chemin.
« Aussi significatives que les relations de la psyché avec le monde non-humain puissent être, pour Searles, elles étaient imprégnées d’une angoisse qui vient de notre peur d’être englouti dans le chaos de ce monde. Finalement, il croyait qu’une séparation durable d’avec l’environnement non-humain devait se faire. La personnalité doit grandir au-delà de toute “régression au Moi infantile primitif“ pour développer “un sens de l’intégrité et de l’indépendance“. Il ne doit y avoir aucune “dissolution des frontières du Moi“…. La relation, non l’unité, est le but de la maturité. En cela, il ne prête pas davantage de valeur au “sentiment océanique“ que Freud ne l’a fait. » (p.295-296)
Roszak fait alors appel aux Romantiques pour évoquer « l’enfance enchantée » : la pureté de perception des enfants.
« Ils accueillent la vie, spécialement le monde naturel autour d’eux, avec une réponse animiste instinctive. Il est vivant et personnel pour eux. Il a une voix. Dans la lucidité de leur expérience, quelque chose de l’ancienne vision sacrée de la nature renaît. » (p.297)
L’inconscient écologique :
Revenant alors à Jung, Roszak considère l’idée d’un « inconscient collectif » comme fondamentale pour l’écopsychologie. Il cite alors Calvin Hall, un psychanalyste jungien qui fait remonter cet inconscient collectif encore plus loin dans le passé, du côté de la phylogenèse. D’autres auteurs parlent d’une dimension corporelle des archétypes.
A partir de ces évolutions dans la théorie jungienne, Roszak envisage « la possibilité de réinterpréter radicalement l’inconscient collectif. Il pourrait alors être considéré comme le dépositaire des archives évolutionnaires qui relient la psyché à la grande étendue de l’histoire cosmique. » (p.303)
La psychiatrie, selon lui, reste avant tout adaptative car elle n’envisage pas le niveau écologique de l’inconscient : les fondements de la névrose demeurent intouchés.
« Pire, en soulageant l’angoisse (résultat de plus en plus obtenu maintenant grâce aux médicaments) et en nous assurant que nous avons vraiment été soignés, elle peut nous ramener à nos vieilles habitudes de la vie industrielle urbaine avec une énergie d’annihilation renouvelée et prête à faire davantage de dommage. » (p.304)
Seule la gestalt-thérapie offre un contexte plus large, en incluant l’écologie dans ses théories. Roszak nous dit alors ce qu’il propose :
« Ce que je propose ici est une élaboration à partir de ce commencement. L’inconscient collectif, à son niveau le plus profond, abrite l’intelligence collective de notre espèce, la source à partir de laquelle la culture s’étend comme la réflexion auto-consciente de l’esprit émergeant de la nature… C’est le ça avec lequel le moi doit s’unifier si nous voulons devenir une espèce saine, capable des aventures évolutionnaires les plus grandes.» (p.304)
12ème chapitre : A l’écoute de la planète
Roszak met l’accent sur la nécessité d’une collaboration entre l’écologie et l’écopsychologie.
« A l’intérieur du cadre de l’écopsychologie, nous posons la question : comment une psyché qui a été aussi enracinée symbiotiquement dans l’écosystème planétaire a-t-elle produit la crise environnementale à laquelle nous sommes confrontés ? » (p.306)
« Mon argument, comme celui d’Abraham Maslow, est que nous devons prendre en compte la dimension psychologique si nous voulons chercher un moyen de connecter harmonieusement l’esprit et le monde…. » (p.306)
La psychologie doit s’ouvrir à plus vaste. Si l’on se tourne, comme la deep ecology l’a fait, vers les travaux d’Ilya Prigogine, on découvre que les systèmes échappent à l’entropie par des oscillations qui vont parfois jusqu’à la rupture de leur équilibre.
De même, nous pouvons envisager « la conscience se développant à travers une série d’oscillations créatrices. Des distorsions et des exagérations variées apparaissent…
Aujourd’hui, « nous nous trouvons quelque part, à la limite extérieure d’une oscillation particulièrement exagérée… le retrait de notre espèce par rapport à l’environnement naturel dans lequel il s’est développé… Nous sommes au point culminant de cet intervalle prométhéen, à l’endroit même où ses pouvoirs doivent être abandonnés. » (p.307-308)
Abandonnés « en faveur de quoi ? » questionne Roszak. En faveur de l’écoute de la Terre blessée, en faveur de l’écoute des minorités opprimées, en faveur de la singularité de chacun, en faveur de l’âme profonde.
« Si Gaïa doit modérer la poussée destructrice du monde industriel, la tendance à l’auto-esclavage doit être cassé. Et le roc sur lequel Gaïa se dresse est la découverte de soi, votre conviction et la mienne que nous sommes un évènement remarquable, qui ne peut être répété, dans l’univers… »
« Au sommet de l’époque industrielle, elle (Gaïa) nous convoque à la plus vieille des tâches philosophiques : le “connais-toi toi-même“ » (p.317)
EPILOGUE
Roszak propose 8 principes pour l’écopsychologie
« (1) Le cœur de l’esprit est l’inconscient écologique. Pour l’écopsychologie, la répression de l’inconscient écologique est la racine la plus profonde de la folie, collective et partagée, de la société industrielle ; l’accès à l’inconscient écologique est la voie vers la santé mentale. »
« (2) Les contenus de l’inconscient écologique représentent, à un certain degré, à un certain niveau de mentalité, l’empreinte vivante de l’évolution cosmique, remontant jusqu’aux conditions initiales dans l’histoire du temps. Les études contemporaines concernant la complexité ordonnée de la nature nous disent que la vie et l’esprit émergent d’une histoire évolutionnaire, en tant que systèmes naturels culminant à l’intérieur d’une séquence de systèmes physiques, biologiques, mentaux et culturels qui se sont déployés et que nous appelons “l’univers“. L’écopsychologie fait appel à ces découvertes de la nouvelle cosmologie, en essayant de les rendre réelles à travers l’expérience. »
« (3) Alors que le but de la thérapie au départ est de retrouver les contenus réprimés de l’inconscient, le but de l’écopsychologie est d’éveiller le sens inhérent de la réciprocité environnementale qui se trouve dans l’inconscient écologique. Les autres thérapies cherchent à soigner l’aliénation d’une personne à une autre personne, d’une personne à sa famille, d’une personne à la société. L’écopsychologie cherche à soigner l’aliénation la plus fondamentale entre la personne et l’environnement naturel. »
« (4) Pour l’écopsychologie, comme pour les autres thérapies, l’étape cruciale de développement est la vie de l’enfant. L’inconscient écologique est régénéré, comme si c’était un cadeau, dans le sens du monde enchanté du nouveau-né. L’écospychologie cherche à retrouver la qualité d’expérience animiste innée de l’enfant chez des adultes “fonctionnant de manière saine“. Pour ce faire, elle se tourne vers de nombreuses sources, parmi elles : les techniques de guérison traditionnelles des peuples premiers, le mysticisme de la nature tel qu’il s’est exprimé dans la religion et dans l’art, l’expérience des espaces sauvages, les “insights“ de la Deep Ecology. Elle les adapte dans le but de créer un moi écologique. »
« (5) Le moi écologique se développe dans le sens d’une responsabilité éthique vis-à-vis de la planète qui est clairement expérimentée en tant que responsabilité éthique vis-à-vis des autres humains. Elle cherche à introduire cette responsabilité dans la trame des relations sociales et des décisions politiques. »
« (6) Parmi les projets thérapeutiques les plus importants de l’écopsychologie, il y a la réévaluation des traits de caractère compulsivement “masculins“ qui imprègnent nos structures de pouvoir politique et qui nous conduisent à dominer la nature comme si elle était une étrangère et une zone de non-droit. A ce point de vue, l’écopsychologie tire parti de façon significative de certaines prises de conscience de l’écoféminisme et de la spiritualité féministe dans l’intention de démystifier les stéréotypes sexuels. »
« (7) Tout ce qui contribue à l’émergence de formes sociales à petite échelle et qui fortifie l’individu nourrit le moi écologique. Tout ce qui tend vers la domination à large échelle et vers la suppression de la personne sape le moi écologique. Ainsi l’écopsychologie questionne fortement la santé mentale au coeur de notre culture urbano-industrielle gargantuesque, qu’elle soit capitaliste ou collectiviste dans son organisation. Mais elle le fait sans rejeter nécessairement le génie technologique de notre espèce ni une certaine partie des bénéfices du pouvoir industriel constitué qui améliore notre vie. L’écopsychologie est post-industrielle et non anti-industrielle dans son orientation sociale. »
« (8) L’écopsychologie affirme qu’il y a un jeu de synergie entre le bien-être de la planète et le bien-être personnel. Le terme “synergie“ est choisi délibérément en raison de sa connotation traditionnelle théologique : il exprimait que l’humain et le divin étaient unis dans la quête du salut. La translation écologique contemporaine du terme pourrait être : les besoins de la planète sont les besoins de la personne, les droits de la personne sont les droits de la planète. »