Recension de Marie Romanens
De l’univers clos au monde infini
Textes réunis et présentés par Emilie Hache
Bruno Latour. Christophe Bonneuil & Pierre de Jouvancourt. Dipesh Chakrabarty. Isabelle Stengers. Giovanna Di Chiro. Déborah Danowski & Eduardo Viveiros de Castro.
Editions Dehors, mai 2014
Genre Sciences Humaines / Philosophie
Nombre de pages : 364
Prix : 22 euros
ISBN : 978-2-36751-003-3
Nous sommes comme des astronautes, partis depuis longtemps dans une autre constellation et qui reviennent sur Terre. Telle est l’image utilisée par la philosophe Emilie Hache pour introduire cet ouvrage pluriel. Une situation inédite s’est produite, le basculement dans l’Anthropocène, qui nous oblige à « un retour sur Terre » et nous demande de revoir nos modes de perception, de pensée et de faire.
En raison des activités humaines et de l’ampleur de leur impact sur la planète, nous serions en effet en train de sortir de l’Holocène pour entrer dans une nouvelle ère géologique, baptisée « Anthropocène » par Paul Crutzen (prix Nobel spécialiste de la chimie atmosphérique). Pour la première fois, l’Homme interfère avec le devenir de la Terre : en quelques décennies, son action atteint le niveau d’échelle des grands changements géologiques. Les six essais rassemblés ici, écrits par des philosophes, des historiens, des anthropologues et des sociologues, parlent de la réinvention à laquelle nous sommes tenus, face à un changement d’une telle envergure.
Pour avoir un aperçu de l’ouvrage, voici quelques idées forces qui y sont développées et qui présentent un rapport avec le champ de l’écopsychologie. Le parti a été pris de garder le plus possible le texte original pour que soient perçus autant que faire se peut la saveur et la pertinence des propos des différents auteurs.
Dans « L’Anthropocène et la destruction de l’image du globe » (1), Bruno Latour souligne le fait que ce sont des chercheurs scientifiques – et non le champ des humanités – qui ont ouvert la question d’une nouvelle ère géologique irrémédiablement marquée par l’Homme.
« En donnant une ampleur totalement nouvelle à la notion de “dimension humaine”, ce sont eux qui proposent le terme le plus radical qui doit mettre fin à l’anthropocentrisme ainsi qu’aux anciennes formes de naturalisme… »
Avec Christophe Bonneuil et Pierre de Jouvancourt, il met l’accent sur l’état inédit de notre situation : « L’heure d’un rendez-vous entre histoire humaine et histoire de la Terre aurait donc sonné. »
Que nous le voulions ou non, précisent Christophe Bonneuil et Pierre de Jouvancourt,
« une des forces de la notion d’Anthropocène est d’introduire conjointement l’agir humain dans la pensée des sciences de la terre et de la vie, et, réciproquement, d’introduire les métabolismes écologiques (matière, énergie…) dans la pensée des collectifs humains… Il n’y a plus d’endroits conceptuels sans non-humains. »
Nous sommes ainsi obligés de penser à différentes échelles à la fois, explique Dipesh Chakrabarty :
– Les « régimes de probabilités qui gouvernent nos vies dans les économies modernes » et « notre connaissance de l’incertitude radicale (du climat) »
– « Nos vies humaines inévitablement marquées par les divisions » et « notre vie collective en tant qu’espèce, dominante, sur la planète »
– « L’obligation de nous débattre avec notre pensée inévitablement anthropocentrique, afin de l’enrichir de certaines approches de la planète dans lesquelles la primauté ne va pas aux êtres humains. »
Il nous faut compter maintenant avec l’intrusion de Gaïa, enchaîne Isabelle Stengers :
« Le diagnostic posé il y a plus de vingt ans par Félix Guattari dans ses Trois écologies est plus actuel que jamais : l’Anthropocène coïncide avec un triple ravage, celui qui affecte la « nature », mais aussi celui qui affecte le “socius”, l’ensemble des rapports sociaux qui nourrissent les capacités des collectifs à poser leurs propres questions, à produire leurs propres énonciations, à mener leurs propres luttes, et enfin celui qui affecte la “psyché individuelle”, avec le désarroi, le cynisme, l’angoisse et la solitude mais aussi désormais la promotion de la “motivation”, de la “responsabilisation”, de la nécessité de “s’adapter”. L’idée d’un triple ravage écologique importe parce qu’elle met en alerte… Elle demande que nous nous adressions aux autres, mais aussi à nous-mêmes… Cette idée me semble vitale pour la constellation des mouvements écologiques… Bien sûr, la question écologique est devenue cruciale, mais elle ne permet plus la moindre économie de pensée. »
S’efforcer de penser les relations, rester en contact avec le trouble (« staying with the trouble »), avoir confiance en ce qui peut venir, savoir honorer l’expérience sensible… autant de postures qui deviennent aujourd’hui indispensables.
Redécouvrir les liens profonds de l’environnementalisme avec les mouvements pour les droits humains et la justice sociale est fondamental, souligne pour sa part Giovanna Di Chiro qui, à l’instar des écoféministes, tient à redonner sa place à la sphère privée.
« Le mouvement environnemental dominant… n’a en réalité pas fait le lien entre la survie des êtres humains et celle de l’environnement. A la place, il a concentré son attention sur une idée abstraite de la nature et de l’environnement comme une entité séparée des êtres humains… Cette séparation catégorique entre nature et culture, courante dans une grande partie des discours dominants sur l’environnement, a conduit certains à déclarer que le mouvement environnemental “s’intéressait davantage aux baleines et aux chouettes qu’aux gens pauvres”… »
Il s’agit donc de retisser des liens entre les questions de justice sociale, d’égalité des sexes, de gestion des conflits, de vie au quotidien et de comportement par rapport à la nature.
Déborah Danowski et Eduardo Viveiros De Castro explorent, quant à eux, les différents mythes en train de surgir devant le constat que nous nous trouvons à la fin d’un monde.
La radicalité de ce qui se produit fait éclater les anciens repères et délimitations :
« Cette collision subite des Humains avec la Terre, la terrifiante communication du géopolitique avec le géophysique, contribue de façon décisive à l’effondrement de la distinction fondamentale de l’épistèmé moderne – la distinction entre les ordres cosmologique et anthropologique, séparés depuis toujours (c’est à dire, au moins depuis le XVIIe siècle) par une double discontinuité, d’essence et d’échelle… en deux mots, Nature et Culture.»
« Nous nous trouvons ainsi forcés de reconnaître une autre continuité, une continuité nouvelle du présent avec le “passé” non moderne – une continuité mythologique, ou, en d’autres termes, cosmopolitique. Le temps historique entre à nouveau en résonance avec le temps météorologique – non plus dans les termes archaïques des rythmes saisonniers, mais bien dans la disruption des cycles et la succession des cataclysmes. L’espace psychologique devient coextensif à l’espace écologique… »
Dans ces conditions, poursuivent Déborah Danowski et Eduardo Viveiros De Castro, nous tourner vers les sociétés dites traditionnelles pour réapprendre à vivre avec le milieu devient fort utile :
« Ils sont l’une des chances possibles, en vérité, de la survie du futur. »
Et, de conclure :
« Parler de la fin du monde, enfin, c’est parler du besoin d’imaginer un nouveau monde, un monde qui n’a cesse de comprendre et d’accepter l’intrusion de Gaïa. Imaginer un nouveau monde ou, mieux dit, imaginer un nouveau peuple, le peuple qui manque. »
(1) Vous pouvez accéder au PDF de l’article de Bruno Latour « L’Anthropocène et la destruction de l’image du globe » qui figure dans cet ouvrage : http://www.bruno-latour.fr/sites/default/files/135-ANTHROPOCENE-HACHE.pdf