Edgar Morin

Edgar Nahoum, dit Edgar Morin, sociologue et philosophe français, est né à Paris le 8 juillet 1921.

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L’homme

Fils unique d’un commerçant de Salonique, il n’a que neuf ans lorsque sa mère décède. Ce « décès prématuré perturbe gravement l’équilibre affectif de l’enfant et, en raison de la puissante “éco-dépendance” enfant-mère, risque, tout au moins fantasmatiquement, de l’entraîner dans la mort.
Pour survivre donc, l’enfant fait vivre imaginairement sa mère, d’autant plus facilement que son père lui a dissimulé cette mort en l’excluant de la cérémonie d’enterrement, empêchant par là son deuil. Ce déni (au sens freudien du terme) de la réalité de la mort maternelle, recours désespéré de l’enfant pour se redonner de l’espoir, ouvre d’un coup le champ imaginaire sur grand écran cosmique. “Felix mors”, “mort heureuse”, puisque toute l’œuvre d’Edgar Morin naît de cette mort et de ce déni.
L’imagination aussitôt métamorphose la mort corporelle en une naissance située ailleurs, sur une autre scène, cosmique celle-là. La mère n’est pas morte : le jour de sa mort, elle est “partie courir au ciel”, “star” immortelle dont le scintillement subjugue le jeune Edgar qui lui voue une un véritable culte
[1].»

Cet événement sera donc pour lui un « événement sphinx » en raison de l’énigme qu’il lui pose : comment vivre en même temps l’amour pour sa mère et son absence. Il expérimentera alors la nécessaire « dialogique » de la vie et de la mort, d’Éros et de Thanatos, alors que la culture dominante incite à les opposer selon le principe de non contradiction.

« Ma vie est orientée vers ce qui devait être son travail (au sens d’accouchement) : expulser cette mort et m’en nourrir[2]. »

Edgar Morin consacrera toute son énergie à rendre intelligible ce paradoxe et à comprendre (dans le sens étymologique « prendre ensemble ») les éléments qui font la complexité de la vie, cette complexité qu’il a vécue dès l’âge de neuf ans.

Le militant

En 1938, Edgar Morin rejoint les rangs du Parti frontiste, formation de la gauche pacifiste et antifasciste. Il entre dans la Résistance communiste en 1942, au sein des « forces unies de la jeunesse patriotique ». Il prend alors le pseudonyme de Morin, qu’il gardera par la suite. En 1943, il est commandant dans les Forces françaises combattantes et sera homologué comme lieutenant. Il y rencontre notamment François Mitterrand.
Attaché d’abord à l’état-major de la 1ère Armée française en Allemagne (1945), il est nommé par la suite chef du bureau « Propagande » au Gouvernement militaire français (1946). À la Libération, il publie L’An zéro de l’Allemagne où il décrit la situation du peuple allemand de cette époque. Ce livre est apprécié, en particulier par Maurice Thorez qui l’invite à écrire dans l’hebdomadaire Les Lettres Françaises. Il rentre au Parti communiste français vis à vis duquel il prend ses distances à partir de 1949. Il en est exclu peu après en tant qu’anti-stalinien.

En 1955, il anime un comité contre la guerre d’Algérie et intègre l’Union de la Gauche Socialiste (UGS), qui participe en 1960 à la création du Parti Socialiste Unifié (PSU).

En mars 2012, il concourt à la création du Collectif Roosevelt 2012 avec Stéphane Hessel, Michel Rocard et de nombreux intellectuels et personnalités publiques de la société civile et politique. Ce collectif présentera 15 propositions pour éviter un effondrement économique, élaborer une nouvelle société, lutter contre le chômage endémique et créer une Europe démocratique.
En 2012 également, il soutient publiquement le chef Raoni dans son combat contre le barrage de Belo Monte. Il participe avec ce dernier et d’autres intellectuels, juristes et politiques, au lancement d’un Tribunal moral pour les crimes contre la nature et le futur de l’humanité. Lors de la Conférence « Rio+20 » il se demande, notamment avec le sénateur brésilien Cristovam Buarque et les juges Eva Joly et Doudou Diène, dans quelle mesure il serait possible de créer un tribunal moral mondial pour juger les crimes commis contre l’avenir de l’humanité, et en particulier les crimes contre la nature.

Le penseur

En 1942, Edgar Morin obtient une licence en histoire et géographie et une licence en droit.
En 1950, sur les conseils de Georges Friedmann, qu’il a rencontré pendant l’occupation, et appuyé par Maurice Merleau-Ponty, Vladimir Jankélévitch et Pierre George, il entre au CNRS. Il y conduit en 1965 une étude pluridisciplinaire sur une commune de Bretagne dans laquelle il séjournera près d’un an. Ce travail publié sous le nom de La Métamorphose de Plozevet (1967) fut un des premiers essais d’ethnologie dans la France contemporaine. Edgar Morin s’intéresse très vite aux pratiques culturelles qui sont encore émergentes et mal considérées par les universitaires : L’Esprit du temps (1960), La Rumeur d’Orléans (1969).
En 1956, il cofonde la revue Arguments. Il fonde également et dirige le CECMAS (Centre d’études des communications de masse), qui publie dans la revue Communications des recherches sur la télévision et la chanson.
En 1960, il part en Amérique latine enseigner les sciences sociales. En 1969, il est invité à l’Institut Salk de San Diego où il rencontre Jacques Monod, l’auteur de l’ouvrage Le Hasard et la Nécessité. Il y conçoit les fondements de la pensée complexe et ce qui deviendra sa Méthode. La parution des 6 volumes s’étalera de 1977 à 2004.

Penseur éclectique, intéressé par le monde dans lequel il vit, Edgar Morin continue à écrire sur les problèmes de société (Penser l’Europe en 1990, Le chemin de l’espérance, en collaboration avec Stéphane Hessel, en 2011) ainsi qu’à témoigner de son chemin personnel (Vidal et les siens en 1989, Edwige, l’inséparable en 2009).
Son travail exerce aujourd’hui une forte influence sur la réflexion contemporaine, notamment dans le monde méditerranéen et en Amérique latine, et jusqu’en Asie (Chine, Corée, Japon). Il a le titre de docteur honoris causa de nombreuses universités (Barcelone, Genève, Bruxelles, Porto Allegre, Rio de Janeiro, Santiago…)

Edgar Morin a créé l’APC (Association pour la pensée complexe) qu’il préside.

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L’œuvre

« Toute ma vie, je n’ai jamais pu me résigner au savoir parcellarisé, je n’ai jamais pu isoler un objet d’étude de son contexte, de ses antécédents, de son devenir. J’ai toujours aspiré à une pensée multidimensionnelle. Je n’ai jamais pu éliminer la contradiction intérieure. J’ai toujours senti que des vérités profondes, antagonistes les unes aux autres, étaient pour moi complémentaires, sans cesser d’être antagonistes. Je n’ai jamais voulu réduire de force l’incertitude et l’ambiguïté[3]. »

Edgar Morin définit sa façon de penser comme constructiviste. Le constructivisme est une approche de la connaissance reposant sur l’idée que notre représentation de la réalité est le produit de l’interaction entre l’esprit humain et celle-ci, et non le reflet exact de la réalité elle-même. Autrement dit, Edgard Morin parle de la collaboration entre notre esprit et le monde extérieur pour construire la « réalité ».

A la lecture de ses ouvrages, nous sommes impressionnés par l’importance de son œuvre et par la variété de ses champs de recherche : L’An zéro de l’Allemagne, L’Homme et la mort, Le Cinéma ou l’homme imaginaire, L’Esprit du temps, Commune en France, La métamorphose de Plodémet, La Rumeur d’Orléans, Journal de Californie, Pour une politique de civilisation, etc., sans citer les livres où il témoigne de son cheminement personnel.

Pour notre part, nous ferons seulement référence aux travaux qui sont en rapport direct avec l’écopsychologie : Le paradigme perdu : la nature humaine (Le Seuil,1973), les deux premiers tomes de la Méthode(La Nature de la nature t. 1, Le Seuil, 1977, La Vie de la vie t. 2, Le Seuil, 1980) Terre-patrie (avec la collaboration d’A.B. Kern, Le Seuil, 1993), L’an I de l’ère écologique et dialogue avec Nicolas Hulot (Tallandier, 2007).

« C’est en Californie, en 1969-1970, que des amis scientifiques de l’université de Berkeley m’ont éveillé à la conscience écologique » rapporte-t-il, avant de s’alarmer : « Trois décennies plus tard, après l’assèchement de la mer d’Aral, la pollution du lac Baïkal, les pluies acides, la catastrophe de Tchernobyl, la contamination des nappes phréatiques, le trou d’ozone dans l’Antarctique, l’ouragan Katrina à La Nouvelle-Orléans, l’urgence est plus grande que jamais[4]. »

 

Les concepts élaborés par Edgar Morin qui peuvent nourrir la réflexion écopsychologique sont : 

La nécessité d’une pensée complexe

« Qu’est-ce que la complexité ? Au premier abord, la complexité était issue (complexus : ce qui est tissé ensemble) de constituants hétérogènes inséparablement associés : elle pose le paradoxe de l’un et du multiple. Au second abord, la complexité est effectivement le tissu d’événements, actions, interactions, rétroactions, déterminations, aléas, qui constituent notre monde phénoménal. Mais alors la complexité se présente avec les traits inquiétants du fouillis, de l’inextricable, du désordre, de l’ambiguïté, de l’incertitude[5]. »

Est complexe ce qui est interdépendant et non pas ce qui est compliqué. Le fameux nœud gordien, lui, est compliqué. Selon la légende, Alexandre le Grand devait défaire ce nœud afin de pouvoir conquérir l’Asie, mais, ne trouvant aucune des extrémités, il résolut le problème en le tranchant d’un coup d’épée. La pensée complexe, au contraire, demande de tenir compte de l’interdépendance de chacun des éléments en présence et de leurs interrelations. De façon métaphorique, la pensée dominante agit comme Alexandre le grand, en tranchant, alors que la pensée écologique pour sa part repère les différents liens et l’interdépendance entre les éléments d’un écosystème.

Mais penser la complexité n’est pas chose aisée car « la difficulté … est qu’elle doit affronter le fouillis (le jeu infini des inter-rétroactions), la solidarité des phénomènes entre eux, le brouillard, l’incertitude, la contradiction[6]. »

« Ainsi, au paradigme de disjonction/réduction/unidimensionnalisation, il faudrait substituer un paradigme de distinction/conjonction qui permet de distinguer sans disjoindre, d’associer sans identifier ou réduire[7]. »

            La complexité d’un système ou d’un éco-système trouve en partie son origine dans l’autonomie des éléments qui le composent. Ces éléments peuvent être, selon les circonstances, complémentaires, concurrents ou antagonistes comme cela peut se produire, par exemple, quand l’espace vital des indigènes et des animaux se rétrécit. Le loup est-il antagoniste, concurrent ou complémentaire de la présence de moutons ?

Le système

Un système est un ensemble d’éléments organisés en un tout dynamique en fonction d’un but et selon son environnement. L’organisation du système peut permettre l’émergence de qualités chez les éléments qui le constituent, émergences qui à leur tour agissent en retour sur les parties. Les séances de créativité, les moments euphoriques dans un groupe en sont une manifestation. La permaculture, parmi d’autres pratiques écologiques, est inspirée de cette conception systémique.

« La base de la permaculture est systémique : il s’agit de considérer les interactions entre les éléments et facteurs de l’écosystème, ainsi que sa globalité et son évolution cyclique (saisons) et durable ; et non pas uniquement d’analyser les éléments constitutifs du système individuellement, comme s’ils étaient coupés les uns des autres et statiques. Ceci mène à une compréhension des possibilités de l’écosystème dans l’optique d’une utilisation par l’homme, sans le détruire et avec des coûts minimaux.

La philosophie de la permaculture consiste à travailler avec la nature et non pas contre elle. Elle suit une éthique de base et donne des principes qui permettent une intégration harmonieuse des activités humaines au sein des écosystèmes[8]. »

Par contre, si l’organisation du système bloque les feed-back et les boucles récursives entre les éléments, ceux-ci peuvent alors ne pas donner leur pleine mesure et, dans ce cas, le système est moins que la somme de ses parties.

Edgar Morin, tout en insistant sur la dimension systémique du vivant, met en garde sur le danger de réduire celui-ci en n’en faisant qu’un système :

« Bien que l’être vivant soit système, on ne peut réduire le vivant au systémique. Réduire au système, c’est chasser l’existence et l’être. Le terme “les systèmes vivants” est une abstraction démentielle s’il fait disparaître tout le sens de la vie. Ici, je l’utiliserai, ce terme de “systèmes vivants”, mais uniquement pour évoquer l’aspect systémique du vivant, jamais pour ne voir dans le vivant qu’un système. Quelle terrifiante pauvreté de ne percevoir dans un être vivant qu’un système. Mais quelle niaiserie de ne pas y voir aussi un système. Je sais que mon attitude, si évidente qu’elle me semble, ne sera pas entendue, parce que la plupart de ceux qui me liront obéissent toujours au paradigme de simplification qui enjoint l’alternative là où il faudrait le dépassement par intégration des points de vue opposés.

Je dirais même plus : plus on dépasse le système, plus on en a besoin. C’est là où la théorie du système est de moins en moins suffisante qu’elle devient de plus en plus nécessaire.

Mon propos est de changer le regard sur toute chose, de la physique à homo. Non pas de dissoudre l’être, l’existence, la vie dans le système, mais de comprendre l’être, l’existence, la vie, avec l’aide, aussi, du système. C’est-à-dire, d’abord, mettre sur toutes choses l’accent circomplexe[9] ! »

La nécessaire ouverture des systèmes

Un système vivant ne peut être qu’un système ouvert car il y a une « relation indissoluble entre le maintien de la structure et le changement des constituants, qui débouche sur un problème clé, premier, central, évident, de l’être vivant, problème pourtant ignoré et occulté, non seulement par l’ancienne physique, mais aussi par la métaphysique occidentale/cartésienne, pour qui toutes choses vivantes sont considérées comme des entités closes, et non comme des systèmes organisant leur clôture (c’est-à-dire leur autonomie) dans et par leur ouverture. »

« Deux conséquences capitales découlent donc de l’idée de système ouvert : la première est que les lois d’organisation du vivant ne sont pas des lois d’équilibre, mais de déséquilibre, rattrapé ou compensé, de dynamisme stabilisé. La seconde conséquence est que l’intelligibilité du système doit être trouvée, non seulement dans le système lui-même, mais aussi dans sa relation avec l’environnement, et que cette relation n’est pas qu’une simple dépendance, elle est constitutive du système.

La réalité est dès lors autant dans le lien que dans la distinction entre le système ouvert et son environnement [10]. »

« L’ouverture écologique n’est pas une fenêtre sur l’environnement : l’organisation ainsi ouverte ne s’emboîte pas dans l’environnement comme la simple partie d’un tout. L’organisation active et l’environnement sont, tout en étant distincts de l’autre, l’un dans l’autre chacun à sa manière, et leurs indissociables interactions et relations mutuelles sont complémentaires, concurrentes ou antagonistes. L’environnement à la fois nourrit et menace, fait exister et détruit. L’organisation elle-même transforme, pollue, enrichit. Une boucle rétroactive phénoménale va unir l’être vivant à son éco-système, l’un produisant l’autre et réciproquement[11]. »

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Le principe dialogique

Le principe dialogique maintient la dualité au sein de l’unité en associant deux termes à la fois complémentaires et antagonistes. Il met en relation deux notions d’habitude opposées dans la pensée classique et pourtant indissociables car présentes ensemble dans la réalité (par exemple, le phénomène de la dualité onde-corpuscule). Il permet d’assembler des notions antagonistes et ainsi de pouvoir penser des processus complexes.

« Ainsi, au paradigme de disjonction/réduction/unidimensionnalisation, il faudrait substituer un paradigme de distinction/conjonction qui permet de distinguer sans disjoindre, d’associer sans identifier ou réduire[12]. »

            Dans son ouvrage, Le paradigme perdu : la nature humaine, Edgar Morin démontre que le paradigme fondateur de la pensée occidentale qui reposait sur une séparation fondamentale entre l’homme et l’animal, entre nature et culture, n’est plus soutenable. L’homme est à la fois un être de nature par son origine animale et un être de culture par son environnement social. 

« Du coup s’effondre l’ancien paradigme qui opposait nature et culture. L’évolution biologique et les évolutions culturelles sont deux aspects, deux pôles de développement interrelationnés et interférents du phénomène total de l’hominisation : l’évolution biologique, à partir d’un primate intelligent et de sa société déjà complexe, se continue en une morphogenèse techno-socio-culturelle laquelle relance et stimule une évolution biologique juvénilisante et cérébralisante [13]. »

La dialectique ordre/désordre

Tout ordre créant du désordre, il n’est pas possible d’éliminer ce dernier. Aussi la problématique de tout système est : quelle organisation pour se maintenir ? Autrement dit : comment ne pas tuer le processus du vivant par excès d’ordre ou par excès de désordre ? Boucle tétralogique3.188

 

 

 

 

 

 

 

  

« Pour qu’il y ait organisation, il faut qu’il y ait interaction, il faut qu’il y ait des rencontres, pour qu’il y ait rencontre qu’il faut qu’il y ait désordre (agitation, turbulence).
La boucle tétralogique signifie qu’on on ne saurait isoler ou hypostasier aucun de ces termes. Chacun prend son sens dans sa relation avec les autres. Il faut les concevoir ensemble, c’est-à-dire comme termes à la fois complémentaires, concurrents et antagonistes[14]»

La folie humaine s’est souvent manifestée dans ce désir de chasser le désordre au niveau social, comme pendant l’inquisition ou, actuellement, avec la prolifération des différents intégrismes. Au niveau écologique, elle se révèle dans l’utilisation des pesticides, de la monoculture, le remembrement, etc.

Les systèmes vivants ont à gérer, par leur auto-organisation, non pas l’équilibre mais la cohabitation de l’ordre et du désordre en eux. Ce qui amène Edgar Morin à ne plus rêver du meilleur de mondes mais seulement d’un monde meilleur !

Le principe hologrammatique

La partie est dans le tout, comme le tout est dans la partie.

« L’idée de l’hologramme dépasse, et le réductionniste qui ne voit que les parties et le holisme qui ne voit que le tout. »

Le principe de récursion organisationnelle

Les individus produisent la société qui produit les individus. Nous sommes à la fois produits et producteurs. Le changement devra être sociétal mais il n’adviendra que si les individus modifient le modèle de société qu’ils ont intériorisé, que s’ils changent de vision du monde.

La relation écologique

« Les êtres éco-dépendants ont une double identité : une identité propre qui les distingue, une identité d’appartenance écologique qui les rattache à leur environnement [15]. »

« Ainsi s’impose l’idée clé : l’environnement est constitutif en permanence de tous les êtres qui s’alimentent en lui ; il coopère en permanence avec leur organisation. Ces êtres et organisations sont donc en permanence éco-dépendants.

Mais, par un paradoxe qui est le propre de la relation écologique, c’est dans cette dépendance que se tisse et se constitue l’autonomie de ces êtres.

De tels êtres ne peuvent construire et maintenir leur existence, leur autonomie, leur individualité, leur originalité que dans la relation écologique, c’est-à-dire dans et par la dépendance à l’égard de leur environnement ; d’où l’idée alpha de toute pensée écologisée : l’indépendance d’un être vivant nécessite sa dépendance à l’égard de son environnement [16]. »

L’« auto-éco-organisation »

C’est la capacité d’un système à être autonome et à interagir avec son environnement en modifiant son organisation interne (auto-organisation) et en agissant sur son environnement.

« Ce que j’appelle l’éco-organisation, c’est que tout être vivant, et notamment humain, possède à l’intérieur de lui-même l’organisation de son milieu[17]. »

Les peuples premiers, les nomades, ont en eux cette organisation de leur environnement et c’est grâce à elle qu’ils peuvent trouver de quoi vivre dans un univers dit « hostile » pour une personne dite « civilisée ». Par contre, l’homme « occidental » n’a pas la connaissance intériorisée de son milieu et c’est pourquoi son mode d’action sur l’environnement est principalement la force. Quand nous ne connaissons pas un mécanisme, nous cherchons à le forcer et, quand nous le connaissons, nous intervenons avec intelligence et délicatesse.

 

L’œuvre d’Edgar Morin nous incite à percevoir la réalité, jamais en la simplifiant, jamais en séparant, mais toujours avec la conscience que ce qui est saisi contient en lui son contraire. Ceci nous renvoie à notre responsabilité d’acteur du système Gaïa : maintenir les contradictions, les faire se confronter pour aller vers une complexité de la relation homme-nature plus riche mais aussi de ce fait plus fragile. Comme un funambule, nous devons avancer en faisant dialoguer les forces qui, si elles agissent seules, nous mettent en péril.

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[1]La Complexité humaine, Textes choisis par Heinz Weinmann, Flammarion,1994, p. 32
[2]Le vif du sujet, Le Seuil, collection «Points-Essais», 1982, p. 359
[3]Introduction à la pensée complexe, ESF, 1990, p. 12
[4]Wikipedia
[5]Introduction à la pensée complexe, ESF, 1990, p. 21
[6]Introduction à la pensée complexe, ESF, 1990, p. 22
[7]Introduction à la pensée complexe, ESF, 1990, p. 23
[8]wikipédia
[9]La Nature de la Nature, Seuil, 1977, p. 150-151
[10]Introduction à la pensée complexe, ESF, p. 31
[11]La nature de la nature, Seuil, 1977, p. 205
[12]Introduction à la pensée complexe, ESF, 1990, p. 23
[13]Le paradigme perdu : la nature humaine, Seuil, 1973, p. 103
[14]La nature de la nature,Seuil, 1977, p.56
[15]La nature de la nature, Seuil, 1977, p. 202
[16]La nature de la nature, Seuil, 1977, p. 203
[17]Dialogue sur la nature humaine, Boris Cyrulnik et Edgar Morin, 2010

Les retombées du romantisme

 Les retombées du romantisme : à la découverte des continents oubliés

 

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Dans Le Voile d’Isis, Essai sur l’histoire de l’idée de Nature, le philosophe Pierre Hadot retrace l’évolution des attitudes que l’homme a développées face à la nature, ou plus précisément vis-à-vis « des secrets » qu’elle cache derrière le voile de ses apparences. Il distingue deux modes d’approche.
La première se fonde sur la volonté de découvrir, dans un élan de conquête et pour des fins utilitaires, les réalités que la nature détient. C’est l’attitude prométhéenne, du nom du héros qui vola le secret du feu aux dieux de l’Olympe afin d’en faire profiter les humains. La seconde tourne le dos à cette recherche intéressée en prônant le respect du mystère qui ne peut se révéler que de manière progressive, lorsque l’être se fait réceptacle à la beauté du monde. C’est l’attitude orphique, du nom du héros et poète grec, fils de la muse Calliopé (poésie), qui, par son chant et les accents de sa lyre, charmait les animaux sauvages et parvenait même à émouvoir les végétaux et les éléments inanimés. Orphée, dans l’Antiquité, était lié aux cultes à mystères et l’épisode de sa descente aux enfers à la recherche d’Eurydice évoque les épreuves initiatiques en même temps que la question du salut de l’âme.

« Les deux attitudes que j’ai distinguées correspondent… à notre rapport ambigu à la nature, et l’on ne peut les séparer d’une manière trop tranchée.
D’une part, la nature peut se présenter à nous sous un aspect hostile, contre lequel il faut se défendre, et comme un ensemble de ressources nécessaires à la vie, qu’il faut exploiter. Le ressort moral de l’attitude prométhéenne…, c’est le désir de secourir l’humanité. Mais, d’un autre côté, le développement aveugle de la technique et de l’industrialisation, aiguillonnée par l’appétit du profit, met en péril notre rapport à la nature et la nature elle-même.
D’autre part, la nature est à la fois un spectacle qui nous fascine, même s’il nous terrifie, et un processus qui nous englobe. L’attitude orphique, qui la respecte, cherche à préserver une perception vivante de la nature, mais, à l’opposé de l’attitude prométhéenne, elle professe un primitivisme qui n’est pas non plus sans danger[1]. »

L’approche prométhéenne existait déjà, depuis bien longtemps : dans la mécanique, « technique qui consiste à ruser avec la nature, grâce à des instruments fabriqués par l’homme[2] », depuis l’Antiquité (Le mot méchané signifie d’ailleurs « ruse ») ; dans la magie aussi, qui cherche à agir sur la nature par des moyens occultes et qui fut pratiquée depuis les temps les plus reculés.
C’est vraiment à partir du XVIIe siècle que l’approche prométhéenne se renforce considérablement. Grâce à la révolution mécaniste, qui fait de la nature un objet mesurable, quantifiable, et grâce à une pléiade de savants, tels Francis Bacon, philosophe et scientifique anglais (1561-1626), reconnu comme l’un des pionniers de la pensée scientifique moderne[3], Galilée (1564-1642), considéré comme le fondateur de la physique, René Descartes (1596-1650), Isaac Newton (1543-1727)…, une vraie rupture se produit. L’approche prométhéenne devient prégnante, autorisant une position de domination à l’égard d’un monde naturel, traité seulement comme ressources au service des fins humaines, comme objet matériel à saisir et non plus comme sujet agissant.
Elle prend finalement son plein essor au moment de la révolution industrielle au XIXe siècle. Si elle permet alors une amélioration considérable des conditions matérielles de la vie des hommes, elle laisse par contre ces derniers dans l’angoisse face au vide existentiel. Car, après avoir, dans un premier temps, réduit Dieu au rang de grand horloger, elle finit par lui ôter toute raison d’être. Dans un même mouvement, en refusant l’idée d’une Nature conçue comme personnalité, comme sujet agissant, elle signe en quelque sorte sa mort[4] par un excès d’objectivation : le monde naturel se limite désormais à de la matière brute en mouvement.

« Par la Nature, je n’entends point ici quelque Déesse ou quelque autre sorte de puissance imaginaire, mais… je me sers de ce mot pour signifier la Matière même[5]. » (Descartes)

Ainsi, dans un double mouvement, une séparation s’effectue : d’avec les cieux et d’avec la terre. Elle engendre un monde désenchanté dans lequel l’être humain se sent seul, perdu, sans repères.

L’approche orphique est en lien avec des courants de pensée qui s’élevèrent contre les ambitions de la science et de la technique, jugées dangereuses car faisant violence à la nature. Ancrés dans une tradition qui remonte à l’Antiquité, ces courants s’inquiètent devant tant d’arrogance de la part des êtres humains.
Pour Jean-Jacques Rousseau, percevoir la nature, c’est vivre une expérience affective qui touche fortement l’être au point qu’il en arrive à s’éprouver comme une partie du Tout. L’écrivain célèbre l’état naturel par contraste avec l’état artificiel et met en garde :

« Peuples, sachez donc une fois que la nature a voulu nous préserver de la science, comme une mère arrache une arme dangereuse des mains de son enfant ; que tous les secrets qu’elle vous cache, ce sont autant de maux dont elle vous garantit et que la peine que vous trouvez à vous instruire n’est pas le moindre de ses bienfaits[6]. »

Pour Goethe, nous ne savons pas voir la nature, raison pour laquelle celle-ci reste cachée à nos yeux quoi que nous fassions pour la saisir :

« Mystérieuse au grand jour, la Nature ne se laisse pas dérober son voile et ce qu’elle ne veut pas révéler à ton esprit, tu ne pourras pas la contraindre à le faire, avec des leviers et des hélices[7]. »

La seule manière d’aborder la nature est de la percevoir à l’aide des sens et d’exprimer cette perception de façon esthétique. C’est une approche pleine de respect, de crainte, d’admiration et d’enthousiasme. Car la nature est elle-même œuvre d’art, perfection qui demande à être reçue pour être connue, et l’artiste, dans son mouvement, ne fait qu’épouser cet élan créateur originel. Si la nature peut se dévoiler, ce n’est qu’au regard du contemplatif, du poète.

A la fin du XVIIIe siècle, un changement radical d’attitude apparaît. Face au sentiment de séparation humain/nature induit par la révolution mécaniste et le triomphe de la rationalité, face au monde de plus en plus désenchanté de l’ère industrielle, le besoin d’un contact renouvelé avec la nature se fait pressant. Le romantisme apparaît alors « comme une méthode poétique de reprise du monde[8] ». Né en Allemagne, il s’étend progressivement à la France, à l’Angleterre ainsi qu’à d’autres contrées d’Europe, et même hors du continent.Haut

L’effervescence romantique

Loin de se réduire à un courant poétique ou à de la littérature, le romantisme correspond à un vaste mouvement qui s’élève contre la conception matérialiste de la civilisation occidentale capitaliste pour offrir une autre vision du monde. Il se démarque également de l’esprit des Lumières : à la prévalence de la raison et de la société, il oppose l’importance de l’irrationnel et du sujet.
Le romantisme atteint son apogée en Allemagne entre 1800 et 1830. Dans Histoire de la découverte de l’inconscient, Henri Ellenberger en décrit les traits caractéristiques :

– « Tout d’abord son profond sentiment de la nature, l’opposant à l’esprit des Lumières qui s’intéressait essentiellement à l’homme… Le romantisme se tournait vers la nature dans un sentiment de profond respect, avec “Einfühlung” (empathie), se sentant irrésistiblement attiré par ses profondeurs et cherchant à découvrir la véritable relation de l’homme à la nature…

– Par-delà la nature visible, le romantique cherchait à pénétrer les secrets du “fondement” où il voyait en même temps les fondements de sa propre âme… D’où l’intérêt porté par le romantisme à toutes les manifestations de l’inconscient : les rêves, le génie, la maladie mentale, la parapsychologie, les puissances cachées du destin, la psychologie animale… 

– La troisième caractéristique du romantisme consiste dans sa sensibilité au “devenir”. Tandis que les hommes des Lumières croyaient en la raison éternelle se manifestant dans le progrès de l’humanité, le romantisme enseignait que toutes choses étaient issues de raisons séminales dont l’éclosion devait engendrer les individus, les sociétés, les nations, les langues et les cultures. La vie humaine ne se réduisait pas à une longue période de maturité succédant à une phase plus brève d’immaturité, mais représentait un processus spontané de déploiement à travers une série de métamorphoses[9]. »

 Face à l’effort de saisie de l’approche prométhéenne, qui réduit la nature au rang de choses utilisables, face à sa volonté de mettre l’homme au centre, qui fait de notre modernité la seule époque « anthropocentrée » de l’histoire de l’humanité, le romantisme s’engage pour rouvrir les espaces condamnés. La tentative s’applique partout, tout autant vis-à-vis du monde extérieur que vis-à-vis du monde intérieur.
Concernant les éléments naturels, une nouvelle sensibilité émerge. Elle invite à une relation de contemplation face à la beauté et à la perfection qu’ils laissent à voir. En France, Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) a tout particulièrement fait l’éloge de la nature, milieu propice à l’émerveillement en même temps qu’il est objet de curiosité scientifique. Aux Etats-Unis, dans la mouvance de quelques poètes anglais, parmi lesquels Samuel Taylor Coleridge (1772-1834) et William Wordsworth (1770-1850), un courant se dessine qui aboutira bientôt à l’émergence de la « Wilderness » et qui, à travers la figure de Henry David Thoreau, sera source d’inspiration pour l’environnementalisme américain.

Si nous connaissons ce prolongement du mouvement romantique vers le monde extérieur, celui vers le monde intérieur, la psyché, est beaucoup moins reconnue. Certes, nous savons l’importance primordiale que le romantisme a accordé à l’âme, mais, en France tout du moins, nous ignorons à quel point cet intérêt pour les profondeurs humaines a influencé la naissance de la psychanalyse et, à partir de là, celles de la psychologie humaniste et de la psychologie transpersonnelle.
Mais revenons d’abord sur les retombées en externe du romantisme.

Les retombées romantiques du côté anglo-saxon : le continent oublié des étendues sauvages au-dehors

L’un des traits essentiels du romantisme qui l’oppose au rationalisme des Lumières est sa réintégration de l’homme dans la nature. En Angleterre, le poète Samuel Taylor Coleridge a renversé le sens du terme « wilderness ». Celui-ci n’évoque plus un désert inculte à contempler au-delà de la zone paradisiaque représentée par l’environnement proche, bien connu et cultivé. Il signifie à l’opposé « quelque lieu sauvage, vert, arrosé et inviolé par l’homme », autrement dit le paradis lui-même, le jardin des délices qu’il faut reconquérir. (Voir le courant de la wilderness)
Dès lors, les régions dites « désertiques », c’est-à-dire hors de toute présence humaine, deviennent le lieu d’exploration sensible et d’immersion régénératrice. En même temps, elles font l’objet de mesures de protection, les éléments naturels étant maintenant considérés pour leurs qualités positives intrinsèques.
Pour Ralph Waldo Emerson (1803-1882), ami des romantiques anglais et chef de file du mouvement transcendantaliste américain[10], la nature est dotée de transcendance : elle reflète une réalité spirituelle supérieure.
Autre grande figure du transcendantalisme américain, Henry David Thoreau (1817-1862) est le premier des « nature writer » (« écrivains de la nature ») en Amérique. Aspirant à vivre « une vie transcendantale dans la nature », c’est-à-dire à rejoindre l’être profond des choses pour y accorder sa conscience, il passa deux années de sa vie dans une cabane au bord de l’étang de Walden[11]. L’écrivain souligne le rôle essentiel de la nature dans la constitution de l’humain. « Dans le sauvage, réside la préservation du monde », affirme-t-il[12].

Le courant de la Wilderness influença largement le mouvement pour la préservation des espaces sauvages, notamment par la création des Parcs Nationaux, et inspira d’une manière générale les environnementalistes.

Retombées en externe donc. Mais qu’en est-il des vastes étendues de l’âme auxquelles les romantiques, et principalement les romantiques allemands, ont porté leur attention ?

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Les retombées romantiques du côté allemand : le continent oublié des étendues sauvages au-dedans

Nous devons aux psychiatres et psychanalystes Madeleine et Henri Vermorel d’avoir, dans Freud, Judéité, Lumières et Romantisme (1995), mis en lumière l’influence du romantisme allemand sur l’invention par Freud de la psychanalyse. (Lire l’interview de Henri Vermorel).

Cette influence, restée méconnue pendant longtemps, est pourtant bien réelle. Peut-être a-t-elle été négligée en raison de l’ignorance en laquelle certains aspects de la culture allemande, trop éloignés de l’esprit rationnel cartésien, étaient tenus en France ?
On la découvre cependant dans l’œuvre freudienne, à travers les différentes figures romantiques qui y sont nommées : entre autres, celle du père de la philosophie de la nature, Friedrich Wilhelm von Schelling, celle d’un autre philosophe romantique, Friedrich Schleiermacher, celle encore du médecin, théologien et théoricien du rêve, Gotthilf Heinrich von Schubert, celles de poètes et musiciens (Jean Paul Richter, E.T.A. Hoffmann)…

En réalité, l’étude de H. et M. Vermorel montrent que le romantisme allemand, outre le fait qu’il produisit un véritable bouleversement dans les domaines de l’art, de la philosophie et des sciences, a directement préparé le chemin d’exploration de l’inconscient. En ce qui concerne Friedrich Wilhelm von Schelling (1775-1854), on sait qu’il fut le fondateur d’une école particulière de philosophie, la Naturphilosophie, ouverte tout autant à des hommes de science (biologistes, herboristes, médecins…) qu’à des philosophes. Selon cette école, nature et esprit sont indissociablement unis et procèdent de l’Absolu. Ainsi, la Nature ne serait autre que la partie visible de l’Esprit invisible.

« Dans la nature visible, le monde organique et le monde vivant sont nés d’un principe spirituel commun, l’âme du monde (Weltseele), qui, de par son propre déploiement et en passant par une série de générations successives, a produit la matière, la nature vivante et la conscience humaine[13]. »

L’être humain fait partie de la nature, il plonge ses racines dans la vie secrète, mystérieuse, insaisissable de l’univers. Le but de chaque personne est en fin de compte de réaliser cette unité entre le visible et l’invisible, cette totalité indissoluble derrière l’apparent dualisme objet/sujet, derrière l’omniprésente « loi des polarités », en expérimentant de façon intense et subjective sa relation au monde. La Naturphilosophie apparaît là comme une matrice qui a largement contribué à la naissance de la psychologie analytique de Jung. Ainsi, le processus d’ « individuation » rappelle le chemin de transformation du sujet romantique ; la « conjonction des opposés » renvoie à la « loi des polarités » et l’archétype du « Soi à « la Totalité indissoluble derrière l’apparent dualisme ». Il est par contre moins habituel, comme il a été dit plus haut, de saisir que la Naturphilosophie a également influencé l’invention de la psychanalyse par Freud.

Henri et Madeleine Vermorel se sont attachés à retracer cette ascendance romantique de la pensée freudienne :

« La naissance de la psychanalyse est contemporaine d’une résurgence des modèles romantiques… C’est… filtré et mêlé à des idées antagonistes que Freud recevra de ses maîtres l’héritage latent des romantiques[14]. »

Ils relèvent notamment que l’intérêt porté à l’activité onirique était majeur chez les romantiques et que l’idée du rêve comme désir inconscient, développée par Freud, n’est autre que celle formulée par le philosophe Gotthilf Heinrich von Schubert (1780-1860) dans son ouvrage La symbolique du rêve (1814).

Ils relèvent également que le concept d’inconscient existait déjà chez les auteurs romantiques. Ceux-ci lui donnaient aussi le nom de « chaos », signifiant par là le danger d’engloutissement qu’il représente et qu’il s’agit de surmonter grâce à un processus de formation, de déploiement de soi à travers une série de métamorphoses : la Bildung. Carl Gustav Carus (1789-1869), peintre et médecin, fut le premier à tenter de théoriser la vie inconsciente, dans un ouvrage intitulé Psyché.

« La clé de la connaissance de la nature de la vie consciente de l’âme est à chercher dans le règne de l’inconscient… La première tâche d’une science de l’âme sera d’établir comment l’esprit de l’homme peut descendre dans ces profondeurs[15]. »

La formation (la Bildung) se réalise à travers les étapes de la vie qui sont autant d’occasions d’initiation de l’individu, considéré comme un être unique chargé de s’accomplir en réalisant sa liberté intérieure. Avec le romantisme, on assiste ainsi à l’assomption du sujet. Pour H. et M. Vermorel, c’est là, incontestablement, « le principal héritage que la psychanalyse a reçu du romantisme ».

Enfin, l’idée d’une force vitale psychique, Trieb, la pulsion, a été largement développée par un grand nombre de romantiques, notamment par des médecins qui inventèrent les termes de « psychiatrie » et de « psychothérapie », ainsi que par le poète Novalis.
Sur ce point, laissons le dernier mot à Madeleine Vermorel :

« Le concept de pulsion continue à nous interroger, notamment sur la relation entre le champ analytique et le champ biologique, sur la relation des représentations et des ressentis corporels… La théorie des pulsions serait, aux dires de Freud, la partie la plus incomplète de la théorie psychanalytique. Mais n’est-elle pas celle qui nous concerne le plus parce que la relation nature-culture, corps-psychisme en est le problème central [16]? »

Nous sommes ici au cœur d’une des questions soulevées aujourd’hui par notre monde en crise. Ne devons-nous pas en effet revoir fondamentalement notre manière d’envisager la relation nature-culture ?

 

Au cours du XIXe siècle, le romantisme s’est progressivement effacé face à la montée du positivisme. La foi universelle en la science l’emportait, allant jusqu’à prendre la forme extrême du scientisme, véritable consécration de l’approche prométhéenne. Pourtant, l’approche orphique n’a pas disparu pour autant. Elle a continué à sourdre en nourrissant des courants nouveaux (psychologie des profondeurs, psychologie humaniste, psychologie transpersonnelle, wilderness…) qui réaffirment le mystère fondamental de la vie et qui ont façonné une vision du monde pour beaucoup d’entre nous. Elle participe d’un mouvement qui s’attache à faire dialoguer de mieux en mieux rationalisme et approche sensible, Prométhée et Orphée. Ce mouvement a permis la naissance de la pensée complexe et alimente aujourd’hui les débats qui agitent l’écopsychologie.

 Lire l’interview de Henri Vermorel →

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[1] Pierre Hadot, Le Voile d’Isis, Gallimard, 2004, p. 112.
[2] Ibid., p.117
[3] Pour Carolyn Merchant, auteur de The Death of Nature (1980), Francis Bacon élabora un véritable programme de manipulation de la nature, « précisément, nous dit Pierre Hadot, celui que notre époque s’emploie à réaliser, d’une manière qui risque d’avoir des conséquences désastreuses, non seulement pour la nature, mais pour l’humanité ». p.135
[4] Carolyn Merchant, The Death of Nature, HarperSanFrancisco, 1980.
[5] Descartes, cité par Pierre Hadot, op. cit., p.148
[6] Ibid., p. 158.
[7] Goethe, cité par Pierre Hadot, op. cit., p. 160.
[8] Georges Gusdorf, Le romantisme Tome 1 : Le savoir romantique, Payot, 2011, p.27.
[9] Henri F. Ellenberger, Histoire de la découverte de l’inconscient, Fayard, 2006, p. 229-230.
[10] Le transcendantalisme est un mouvement littéraire, spirituel, culturel et philosophique qui a émergé aux Etats-Unis, en Nouvelle-Angleterre, dans la première moitié du XIXe siècle. Une des croyances fondamentales des transcendantalistes était la bonté inhérente des humains et de la nature. Ils croyaient aussi que la société et ses institutions — particulièrement les institutions religieuses et les partis politiques — corrompent la pureté de l’humain, et qu’une véritable communauté ne pouvait être formée qu’à partir d’individus autonomes et indépendants. Source : wikipedia
[11] L’expérience a été relatée par Henry David Thoreau dans Walden, ou la vie dans les bois (1854).
[12] Walking, cité par François Gavillon http://www.univ-brest.fr/digitalAssets/11/11581_cc4_Gavillon.pdf)
[13] Henri F. Ellenberger, Histoire de la découverte de l’inconscient, Fayard, 2006, p. 233.
[14] Madeleine et Henri Vermorel, « Freud et la culture allemande », dans De la psychiatrie à la psychanalyse, L’Harmattan, 2013, p. 260.
[15] Cité par Henri F. Ellenberger, op. cit., p. 237.
[16] Madeleine Vermorel, « La pulsion (Trieb) de Goethe et de Schiller à Freud, dans De la psychiatrie à la psychanalyse, L’Harmattan, 2013, p. 303

 

La pensée écologique, une anthologie

La pensée écologique, une anthologie de Dominique Bourg et Augustin Fragnière

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Saluons le travail effectué par Dominique Bourg et Augustin Fragnière qui nous offrent cette anthologie de la pensée écologique. Ici, il ne s’agit ni de l’écologie scientifique ni du mouvement social et politique écologique mais de l’émergence progressive de la conscience de notre relation problématique avec la nature. Les deux auteurs déroulent le fil de cette pensée construite au fil du temps. Ils nous permettent d’en saisir les origines au XIXème siècle, avec des écrits très pertinents qui dénoncent les risques de dégradation de notre planète Terre en raison de l’industrialisation croissante. La centaine d’extraits de textes choisis nous montre comment cette pensée écologique a évolué jusqu’à nos jours, « constituant ainsi au cours de son histoire un corpus aussi riche et cohérent que profond », et comment elle pose des questions essentielles à notre société en abordant les grands enjeux (économiques, techniques, religieux, éthiques, juridiques et politiques) qui sont les siens.

Extraits de l’introduction :

« La pensée écologique consiste en une interprétation à nouveaux frais de la place de l’humanité au sein de la nature, en termes de limites de la biosphère, de finitude de l’homme, et de solidarités avec l’ensemble du vivant. Une telle interprétation s’est construite à la faveur d’une critique plutôt radicale de la modernité occidentale. Elle se décline au travers d’une double affirmation : premièrement, la croissance matérielle (comme la démographie) connait nécessairement des limites et nos techniques ne sauraient répondre à toutes les difficultés qu’elles rencontrent ou provoquent ; deuxièmement l’anthropocentrisme mérite d’être critiqué car on ne peut comprendre l’humanité en dehors de son appartenance à la nature. Par quoi, d’ailleurs, il apparaît que la pensée écologique ne saurait, à l’instar de l’environnementalisme, se réduire à la seule prise en compte de l’ « environnement ». Il lui appartient de suggérer des réformes quant à l’organisation de la société dans son ensemble, avec des degrés de radicalité plus ou moins forts ; et de susciter des changements quant à l’organisation du pensable, en remettant en cause une séparation absolue entre le domaine des sciences de la nature et celui des sciences humaines, ou même plus généralement entre la Nature et l’Homme. La pensée écologique est plus qu’une simple démarche d’extension des cadres de pensée habituels au domaine de l’environnement, ou qu’une doctrine parmi d’autres. Elle propose un déplacement et une reconfiguration des cadres de pensée eux-mêmes. » (p.4)

C’est ainsi que, sous l’impulsion de remettre du lien entre la Nature et l’Homme, sont apparues de nouvelles approches auxquelles Dominique Bourg et Augustin Fragnière donnent le nom d’ « humanités environnementales » : l’économie écologique, l’histoire environnementale, la sociologie environnementale, l’écopsychologie, la démocratie écologique ou la green political theory.

« C’est la construction progressive de ces différentes approches tentant d’appréhender l’environnement naturel, non pas comme un simple paramètre supplémentaire à prendre en compte, mais bien comme un élément constitutif du fonctionnement des sociétés humaines, que cette anthologie… entend retracer. » (p.5)

De l’univers clos au monde infini, Textes réunis et présentés par Emilie Hache

De l’univers clos au monde infini, Textes réunis et présentés par Emilie Hache
Bruno Latour. Christophe Bonneuil & Pierre de Jouvancourt. Dipesh Chakrabarty. Isabelle Stengers. Giovanna Di Chiro. Déborah Danowski & Eduardo Viveiros de Castro.
Editions Dehors, avril 2014

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 Nous sommes comme des astronautes, partis depuis longtemps dans une autre constellation et qui reviennent sur Terre. Telle est l’image utilisée par la philosophe Emilie Hache pour introduire cet ouvrage pluriel. Une situation inédite s’est produite, le basculement dans l’Anthropocène, qui nous oblige à « un retour sur Terre » et nous demande de revoir nos modes de perception, de pensée et de faire.
En raison des activités humaines et de l’ampleur de leur impact sur la planète, nous serions en effet en train de sortir de l’Holocène pour entrer dans une nouvelle ère géologique, baptisée « Anthropocène » par Paul Crutzen (prix Nobel spécialiste de la chimie atmosphérique). Pour la première fois, l’Homme interfère avec le devenir de la Terre : en quelques décennies, son action atteint le niveau d’échelle des grands changements géologiques. Les six essais rassemblés ici, écrits par des philosophes, des historiens, des anthropologues et des sociologues, parlent de la réinvention à laquelle nous sommes tenus, face à un changement d’une telle envergure.

Pour avoir un aperçu de l’ouvrage, voici quelques idées forces qui ont un rapport avec le champ de l’écopsychologie. Le parti a été pris de garder le plus possible le texte original pour que soient perçus autant que faire se peut la saveur et la pertinence des propos des différents auteurs.

Dans « L’Anthropocène et la destruction de l’image du globe » (1), Bruno Latour souligne le fait que ce sont des chercheurs scientifiques – et non le champ des humanités – qui ont ouvert la question d’une nouvelle ère géologique irrémédiablement marquée par l’Homme.

« En donnant une ampleur totalement nouvelle à la notion de “dimension humaine”, ce sont eux qui proposent le terme le plus radical qui doit mettre fin à l’anthropocentrisme ainsi qu’aux anciennes formes de naturalisme… »

Avec Christophe Bonneuil et Pierre de Jouvancourt, il met l’accent sur l’état inédit de notre situation : « L’heure d’un rendez-vous entre histoire humaine et histoire de la Terre aurait donc sonné. »
Que nous le voulions ou non, précisent Christophe Bonneuil et Pierre de Jouvancourt,

« Une des forces de la notion d’Anthropocène est d’introduire conjointement l’agir humain dans la pensée des sciences de la terre et de la vie, et, réciproquement, d’introduire les métabolismes écologiques (matière, énergie…) dans la pensée des collectifs humains… Il n’y a plus d’endroits conceptuels sans non-humains. »

Nous sommes ainsi obligés de penser à différentes échelles à la fois, nous explique Dipesh Chakrabarty :

– « Régimes de probabilités qui gouvernent nos vies dans les économies modernes » et « notre connaissance de l’incertitude radicale (du climat) »
– « Nos vies humaines inévitablement marquées par les divisions » et « notre vie collective en tant qu’espèce, dominante, sur la planète »
– « L’obligation de nous débattre avec notre pensée inévitablement anthropocentrique, afin de l’enrichir de certaines approches de la planète dans lesquelles la primauté ne va pas aux êtres humains. »

Il nous faut compter maintenant avec l’intrusion de Gaïa, enchaîne Isabelle Stengers :

« Le diagnostic posé il y a plus de vingt ans par Félix Guattari dans ses Trois écologies est plus actuel que jamais : l’Anthropocène coïncide avec un triple ravage, celui qui affecte la “nature”, mais aussi celui qui affecte le “socius”, l’ensemble des rapports sociaux qui nourrissent les capacités des collectifs à poser leurs propres questions, à produire leurs propres énonciations, à mener leurs propres luttes, et enfin celui qui affecte la “psyché individuelle”, avec le désarroi, le cynisme, l’angoisse et la solitude mais aussi désormais la promotion de la “motivation”, de la “responsabilisation”, de la nécessité de “s’adapter”. L’idée d’un triple ravage écologique importe parce qu’elle met en alerte… Elle demande que nous nous adressions aux autres, mais aussi à nous-mêmes… Cette idée me semble vitale pour la constellation des mouvements écologiques… Bien sûr, la question écologique est devenue cruciale, mais elle ne permet plus la moindre économie de pensée. »

S’efforcer de penser les relations, rester en contact avec le trouble (« staying with the trouble »), avoir confiance en ce qui peut venir, savoir honorer l’expérience sensible… autant de postures qui deviennent aujourd’hui indispensables.

Redécouvrir les liens profonds de l’environnementalisme avec les mouvements pour les droits humains et la justice sociale est fondamental, souligne pour sa part Giovanna Di Chiro qui, à l’instar des écoféministes, tient à redonner sa place à la sphère privée.

« Le mouvement environnemental dominant… n’a en réalité pas fait le lien entre la survie des êtres humains et celle de l’environnement. A la place, il a concentré son attention sur une idée abstraite de la nature et de l’environnement comme une entité séparée des êtres humains… Cette séparation catégorique entre nature et culture, courante dans une grande partie des discours dominants sur l’environnement, a conduit certains à déclarer que le mouvement environnemental “s’intéressait davantage aux baleines et aux chouettes qu’aux gens pauvres”… »

Il s’agit donc de retisser des liens entre les questions de justice sociale, d’égalité des sexes, de gestion des conflits, de vie au quotidien et de comportement par rapport à la nature.

Déborah Danowski et Eduardo Viveiros De Castro explorent, quant à eux, les différents mythes en train de surgir devant le constat que nous sommes à la fin d’un monde.
La radicalité de ce qui se produit fait éclater les anciens repères et délimitations :

« Cette collision subite des Humains avec la Terre, la terrifiante communication du géopolitique avec le géophysique, contribue de façon décisive à l’effondrement de la distinction fondamentale de l’épistèmé moderne – la distinction entre les ordres cosmologique et anthropologique, séparés depuis toujours (c’est à dire, au moins depuis le XVIIe siècle) par une double discontinuité, d’essence et d’échelle… en deux mots, Nature et Culture. »
« Nous nous trouvons ainsi forcés de reconnaître une autre continuité, une continuité nouvelle du présent avec le “passé” non moderne – une continuité mythologique, ou, en d’autres termes, cosmopolitique. Le temps historique entre à nouveau en résonance avec le temps météorologique – non plus dans les termes archaïques des rythmes saisonniers, mais bien dans la disruption des cycles et la succession des cataclysmes. L’espace psychologique devient coextensif à l’espace écologique… »

Dans ces conditions, poursuivent Déborah Danowski et Eduardo Viveiros De Castro, nous tourner vers les sociétés dites traditionnelles pour réapprendre à vivre avec le milieu devient fort utile :

« Ils sont l’une des chances possibles, en vérité, de la survie du futur. »

Et, de conclure :

« Parler de la fin du monde, enfin, c’est parler du besoin d’imaginer un nouveau monde, un monde qui n’a cesse de comprendre et d’accepter l’intrusion de Gaïa. Imaginer un nouveau monde ou, mieux dit, imaginer un nouveau peuple, le peuple qui manque. »

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 (1) Vous pouvez accéder au PDF de l’article de Bruno Latour, « L’Anthropocène et la destruction de l’image du globe », qui figure dans cet ouvrage : http://www.bruno-latour.fr/sites/default/files/135-ANTHROPOCENE-HACHE.pdf

Inspire… Expire…

Inspire… Expire…

15, 16 et 17 Août 2014.

017

Ce stage propose de rencontrer le sentiment d’une identité profonde du vivant en l’homme et dans la nature.

En entrant à notre rythme dans la conscience de la respiration, notre conscience s’ouvre à l’interrelation avec les éléments naturels.

Pour ces trois jours d’ateliers, nous serons dans un village haut savoyard, entouré de montagnes et forêts. Gîte « Les Jardins du Nant » à Cusy, Haute-Savoie.

Renseignements et Animation : Nadine Burdin, Psychothérapeute à médiation corporelle, Enseignante de Qi Gong
e.mail : nadineburdin@hotmail.fr   Tel : 0479613482

Questions soulevees par l’ecopsychologie

Questions soulevées par l’écopsychologie

Dès son  arrivée en Europe, mais aussi dès son origine aux Etats-Unis, l’écopsychologie a donné lieu à des points de vue différents, voire parfois équivoques. Il suffit d’aller jeter un coup d’œil sur le net pour s’en rendre compte. Ce flou et ces dérives font que ce nouveau domaine de recherche est mal perçu par les milieux académiques. Faut-il pour autant délaisser le concept ? Pour notre part, nous avons choisi une autre direction : creuser le sujet.

Désirant comprendre ce qu’était l’écopsychologie, nous nous sommes tournés vers les écrits sur le sujet, notamment les premiers articles parus en français qui en tracent les grandes lignes (Bernard Boisson, Francis Mazure, Roland de Miller). Leurs propos nous ont permis de dessiner une ébauche de carte, que nous avons ensuite complétée grâce à des articles anglo-saxons présentant l’historique et les concepts fondamentaux du nouveau champ. Mais c’est la lecture du livre de Joanna Macy, Ecopsychologie pratique et rituels pour la Terre, qui nous a permis de saisir plus précisément le niveau de confusion qui pouvait affecter l’écopsychologie.

Nous avons poursuivi notre démarche en continuant à nous informer sur le sujet, notamment grâce à l’ouvrage collectif écrit sous la direction de Theodore Roszak, Mary Gomes et Allen Kanner, Ecopsychology. Restoring the Earth, Healing the Mind, et le travail d’Andy Fisher, Radical ecopsychology. Puis le moment est arrivé où il nous a semblé indispensable de remonter à la source même, c’est-à-dire à l’écrit fondateur de Theodore Roszak, The Voice of the Earth. Après lecture, nous en avons fait un résumé ainsi qu’une analyse critique.

Nous développons ici le résultat de toutes ces recherches qui laisse apparaître à la fois les dangers et l’intérêt de la démarche écopsychologique.

Le double objectif de l’écopsychologie

L’écopsychologie est née aux USA dans un bouillonnement de pensée mais aussi d’actions militantes. Différents courants ont contribué à sa naissance et l’ont alimentée. Si nous les observons au niveau de leur confluence, nous réalisons qu’ils sont porteurs d’une dynamique qui conduit à repenser le lien là où il avait été oublié : avec la nature extérieure, grâce à la science écologique ; avec la nature interne, grâce aux écoles de psychologie. La systémique offre pour sa part des outils pour comprendre la complexité, tandis que la philosophie présente des développements tournés vers la nature et la vie en soi (phénoménologie). Sur cet ensemble conceptuel se greffe tout un mouvement sociétal participant de la contre-culture.

Trois auteurs américains nous permettent de préciser cette vision et de percevoir le double objectif de l’écopsychologie.

Mark Schroll (1994) insiste sur deux courants importants, celui de la psychologie humaniste avec Robert Greenway et celui de la « deep ecology » avec Arne Naess. De son point de vue, ces deux courants ont pour l’essentiel présidé à l’émergence de l’écopsychologie[1]. On se trouverait donc à un croisement entre un changement de paradigme dans les sciences humaines d’un côté et des mouvements sociétaux d’obédience écologiste de l’autre.

John Scull écrit plus récemment (2008) :

« L’écopsychologie explore les liens entre la crise écologique et les crises psychologiques et spirituelles résultant de notre expérience croissante de la séparation d’avec le monde plus-que-humain. Il s’agit d’une psychologie explicitement morale dans le but de découvrir comment les gens peuvent se connecter avec le monde naturel de façon à la fois saine et durable, tant pour les personnes que pour la planète[2]. »

Cette définition de l’écopsychologie laisse apparaître également deux mouvements qui animent le nouveau champ : le mouvement scientifique et le mouvement idéologique.
L’origine même de l’écopsychologie s’inscrit à la fois dans une démarche de recherche et dans un projet de changer nos comportements à l’égard de la nature.

Andy Fisher (2002) dénombre, quant à lui, quatre tâches qui incombent à l’écopsychologie : la tâche psychologique, la tâche philosophique, la tâche pragmatique et la tâche critique[3]. Ces quatre tâches peuvent elles-mêmes être regroupées selon deux directions : la première liée à la pensée (psychologie, philosophie), la seconde liée au changement des consciences, soit à un niveau personnel (tâche pragmatique), soit par une remise en question du paradigme dominant de notre société (tâche critique).  

Cette situation dans laquelle l’écopsychologie se trouve – être traversée par deux mouvements, un courant de pensée et un courant sociétal militant – est susceptible en elle-même de générer de la confusion. Aussi il n’est pas étonnant que le terme d’écopsychologie donne lieu à des incompréhensions, des questionnements, des controverses nombreuses[4] et même des interprétations inadéquates, voire erronées. « L’immensité de l’abîme inexploré », dont parlait François Terrasson, risque en effet de se voir rapidement comblé par des présupposés et de fausses certitudes.

Alors même que la recherche est encore balbutiante et ne donne que des réponses parcellaires à ce qui fait notre relation à la nature, le danger est de développer des positions dogmatiques qui conduisent, par réaction, à de fortes résistances au changement. Les démarches mises en œuvre sous le vocable de l’écopsychologie – dont parmi elles les démarches éducatives – sont directement concernées par cette question.

C’est pourquoi il est nécessaire d’interroger les fondamentaux de l’écopsychologie, de comprendre les bases sur lesquelles le concept repose à l’origine, de dégager autant que faire se peut les lumières, les ombres, les controverses, les points de stabilité…
Comme nous y invite la philosophe Isabelle Stengers[5], « il va s’agir de nommer, pour forcer à penser. » Nommer, c’est désigner ce que l’on perçoit, pour, à partir de là, permettre une réflexion. Lorsque les problèmes sont posés, les situations exposées, les questions formulées, une émergence se fait qui oblige à sortir d’une confusion souvent génératrice de réponses rapides, simplistes, illusoires. Quelque chose apparaît qui permet de penser ensemble, parfois de manière antagoniste mais aussi complémentaire. Cet « objet » nouveau pousse à l’élaboration, au travail de discernement, à l’engagement dans un processus qui accueille les différents points de vue et tourne le dos aux grandes convictions généralisantes.

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Aux origines de l’écopsychologie

 Revenons donc aux origines de l’écopsychologie pour tenter de gagner en discernement quant aux risques que ce domaine en pleine émergence peut susciter.

Theodore Roszak a eu le mérite de faire connaître le mouvement naissant qui cherchait à faire se rencontrer l’écologie et les sciences humaines. Il en a décrit les contours. Il a suscité une dynamique rassemblant de nombreux chercheurs autour de lui (Ecopsychology. Restoring the Earth, Healing the Mind).

Selon Whit Hibbard, Roszak est incontestablement le fondateur de l’écopsychologie dont il inventa le terme et dont il définit l’objectif dans The Voice of the Earth :

« construire un pont au-dessus du gouffre historique de notre culture, celui qui existe  depuis longtemps  déjà entre le domaine psychologique et le domaine écologique, afin de voir les besoins de la planète et ceux de la personne comme un continuum[6]. »

A juste titre, Whit Hibbard insiste sur la nécessité d’honorer ce travail originel effectué par Roszak, notamment au regard des conceptions rivales qui ont vu le jour par la suite[7]. Cependant, comme pour tout fondateur, il est important de reconsidérer sa pensée émergente pour en déceler les points d’achoppement et faire avancer l’intuition qui était la sienne.

L’analyse de l’ouvrage The Voice of the Earth nous a permis de mettre en évidence la tendance de l’auteur à confondre le désir de régression à un stade animiste avec la nécessité d’une plus grande maturité dans notre relation avec la nature. Dans l’Eden de « l’enfance enchantée »,  « l’ancienne vision sacrée de la nature renaît », nous dit-il, ce en quoi nous ne pouvons le suivre.

Bien que l’intention d’éveiller les tenants de la psychologie à la nécessité de s’intéresser au domaine de l’écologie et les tenants de l’écologie à la nécessité de s’intéresser à la psychologie soit d’un grand intérêt et bien que Roszak ait fait tout un travail pour creuser les différentes théories psychanalytiques afin de les ouvrir à la dimension relationnelle homme-nature, son manque de rigueur, ses raccourcis parfois extrêmes et sa tendance à la confusion nuisent au projet. Son désir d’une écopsychologie qui œuvre à la création d’un « moi écologique » pour une plus grande « responsabilité éthique vis-à-vis de la planète et des autres humains » laisse apparaître de manière sous-jacente une logique  plus affective que scientifique, qui va jusqu’à s’exprimer en terme quasi-religieux : « la quête du salut ».

Si l’on en croit Mark Schroll, Theodore Roszak ne pensait pas que l’écopsychologie devait être envisagée comme une discipline émanant de la psychologie. On devait la considérer comme une critique des sciences sociales, et plus largement de la science occidentale :

« Fin 1993, Roszak et Metzner étaient d’accord sur le fait que l’écopsychologie ne devait pas être vue comme une discipline émergente de la psychologie… L’écopsychologie devrait être comprise comme une critique des sciences sociales et peut être, plus largement, comme une vaste critique de la science occidentale. »

L’aspect messianique des propos de Roszak s’explique. Le but est de mener un combat contre ce qui paraît être à l’origine de nos maux, la société moderne occidentale, notamment de remettre en cause les sciences humaines traditionnelles. Dès lors, les théories et les pratiques psychanalytiques et psychothérapiques sont convoquées pour entrer aux forceps dans ce cadre, quitte à s’en trouver déformées.

Whit Hibbard relève, pour sa part, la réponse que fit Roszak à la question : « Est-ce que l’écopsychologie est une nouvelle discipline de la psychologie ? »[8].

« Nous (The Bay Area Ecopsychology Group) ne voyons pas l’écopsychologie comme une nouvelle théorie thérapeutique ou un nouveau domaine idéologique ; notre but n’est pas de remplacer mais de soutenir les efforts de ceux qui travaillent pour développer une relation durable avec la Terre. »

Une fois de plus, l’accent est mis sur l’engagement militant. Ceci est compréhensible de la part d’un auteur comme Roszak qui, en 1969, s’est intéressé de près au mouvement de la contre-culture, mais ne peut pour autant valider la démarche  conceptuelle.

Si l’idée de fonder un champ qui ne s’inscrive pas dans la psychologie traditionnelle (en raison des lacunes qui affecteraient cette dernière) a sa pertinence, elle comporte des risques. Il est à craindre en effet que l’écopsychologie se développe pour l’essentiel selon une dynamique à la fois réactionnelle et militante, soutenue par la culture pragmatique américaine, et qu’ainsi elle perde de vue le fait qu’elle est aussi enracinée dans la psychologie (terme qui la fonde), c’est-à-dire qu’elle s’inscrit en tant que discours sur la psyché.

Soutenir le mouvement de défense de la cause écologique peut ouvrir la porte à des élans passionnels aveugles, au détriment de l’effort de compréhension des enjeux sous-jacents à la situation. Si la direction prise est celle d’aider ceux qui travaillent pour une relation durable à la Terre, qu’advient-il alors de l’exigence de la tâche conceptuelle ? Le temps pour la réflexion et l’analyse étant réduits à portion congrue, n’existe-t-il pas un risque de voir se mettre en acte des mécanismes de projection, des dynamiques purement subjectives qui nuisent au discernement nécessaire?

Le danger aussi est d’oublier que, au sein même de la psychologie traditionnelle, des évolutions intéressantes se sont produites, donnant lieu à l’émergence de concepts nouveaux, et que l’on pourrait donc fort bien « jeter le bébé avec l’eau du bain » !

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L’écopsychologie interpellée

Concernant tous ces risques, un auteur comme Joseph Reser, professeur à l’école de Psychologie de l’Université de Griffith, relève « le besoin d’une plus grande clarté conceptuelle pour de nombreuses notions et élaborations évoquées dans le contexte de l’écopsychologie. »

«Des protagonistes de l’écopsychologie se sont montré confus, ils ont mélangé des histoires, des questions et arguments très différents, pour en faire une attaque frontale contre la psychologie : elle ne se montrait pas seulement indifférente à l’égard de la relation Homme/Nature, elle était aussi  responsable, d’une manière ou d’une autre,  de l’aliénation au monde moderne et du désastre imminent. Cela n’était pas tant insultant vis-à-vis des psychologues, mais reflétait plutôt une appréciation très limitée de l’étendue et de la profondeur de la psychologie[9]. »

« Les points qui sont peut-être les plus problématiques dans le contexte actuel concernent l’identification de l’écopsychologie à la psychologie, la présentation des écopsychologues comme des psychologues, la légitimité et le crédit que ce statut confère aux praticiens, l’emprunt sans critique d’élaborations et de théories à la psychologie, la nature évidemment politique et les objectifs explicites de l’écopsychologie, l’application de l’écopsychologie au contexte clinique, le caractère quasi-religieux – et souvent explicitement religieux – du discours, la confusion des niveaux d’analyse et des métaphores avec la réalité, l’anthropomorphisme et l’exclusion de l’homme qui souvent caractérisent le débat ainsi que l’alignement sur la “psychologie“ populaire New Age[10]. »

Nous relevons nous-mêmes le risque encouru lorsque des personnes qui n’ont aucune formation en psychologie ni en dynamique de groupe se présentent en tant qu’« animateurs » en écopsychologie et proposent des ateliers qui, par des techniques incitatives, cherchent à donner place au ressenti, à l’émotionnel et au récit de la vie intime.

Andy Fisher pointe lui aussi le manque de conceptualisation qui affecte l’écopsychologie :

« Beaucoup de personnes sont encore à se demander ce qu’est exactement l’écopsychologie et ce qu’elle fait. Je pense qu’il y a deux raisons à cela. La première : la combinaison de la psychologie et de l’écologie ouvre un champ tellement vaste qu’il paraît parfois sans limites. La psychothérapie avec « la nature », les pratiques contemplatives, l’immersion dans la nature sauvage, les quêtes de vision, la poésie de la terre, la restauration écologique, le design écologique, la construction de communautés qui se renouvellent, la consultation chamanique, l’analyse des rêves jungienne, l’écologie profonde, l’éducation à l’environnement : tout cela a été associé avec l’écopsychologie. Comment un champ qui contient autant peut-il seulement être considéré comme un champ ? La seconde raison  pour laquelle il est difficile de définir l’écopsychologie tient à ce  qu’actuellement il n’existe pas beaucoup de travaux strictement écopsychologiques par lesquels on pourrait la définir. La littérature de l’écopsychologie est assez pauvre, et pour une grande part consiste à des explorations dirigées vers une écopsychologie plutôt que des essais pour en construire une aujourd’hui[11]. »

Quant à nous, nous nous demandons pourquoi un auteur, comme Harold Searles, se voit si peu cité dans les écrits de l’écopsychologie, alors que sa réflexion est incontournable pour la compréhension de ce qui se joue à l’intérieur de la psyché dans la relation homme-nature. Nous sommes étonnés de lire les propos que Ralph Metzner a tenus en 1991 (cités par Mark Schroll) :

« Vous chercherez en vain dans les textes et les journaux des principales écoles en psychologie – clinique, behavioriste, cognitive, physiologique, humaniste, ou transpersonnelle – une théorie ou une recherche concernant le faits les plus fondamentaux de l’existence humaine, à savoir le fait d’être en relation avec le monde naturel dont nous faisons partie. »

L’ouvrage L’environnement non-humain de Searles étant paru en 1960, on ne peut que s’interroger devant une telle occultation.

On oublie aussi facilement le travail réalisé par Robert Greenway, le précurseur de l’écopsychologie aux Etats-Unis (1968), même s’il a utilisé un autre nom : « psycho-écologie ». Dans les écrits français qui présentent l’écopsychologie, il n’est pas mentionné, et aux Etats-Unis Ralph Metzner lui-même semble l’avoir oublié. Il faut dire que Greenway est resté modeste, produisant peu d’écrits et certainement pas des écrits grand public. 

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Pour faire la part des choses

Les lacunes ou même les erreurs qui émaillent l’écopsychologie ne doivent pas faire renoncer au concept. Même si de sérieuses dérives la guette, comme nous le verrons, même si, en raison de ces distorsions, elle peut faire l’objet de critiques désobligeantes ou de mises en garde qui invite à se détourner d’elle, on aurait tort de la condamner sans autre forme de procès. La porte doit rester ouverte car il y a là une lecture des origines de la crise actuelle, donc des pistes de réponses pour notre monde en désarroi qui a tant besoin d’initiatives nouvelles.

Une perspective transdisciplinaire

En effet, le grand mérite de l’écopsychologie est d’avoir fait émerger une perspective transdisciplinaire qui, pendant tout un temps, a manqué dans les milieux académiques ; d’avoir ouvert un champ où la psychologie, sous différentes approches (humaniste, psychanalytique, transpersonnelle) côtoie l’écologie, ainsi que les philosophies ouvertes sur les questions environnementales de notre époque ; et d’avoir permis que ces différents regards se croisent afin qu’une nouvelle vision puisse émerger. Même une personne aussi critique que Joseph Reser le reconnaît :

La psychologie « n’était certainement pas très interdisciplinaire, au moins par rapport aux autres sciences sociales et aux études sur les cultures, elle ne s’est pas montrée non plus aussi autocritique qu’elle aurait pu l’être… A leur façon, les écopsychologues étaient beaucoup plus interdisciplinaires, beaucoup plus conscients des courants qui traversaient les études environnementales, culturelles et humaines, et davantage  en contact avec eux. Davantage en contact également avec la culture populaire et avec l’endroit où les gens se trouvaient. »

 L’écopsychologie cherche une autre vision du monde qui se démarque de celle qui a régné en Occident ces derniers siècles : une vision anthropocentrique, voire androcentrée (suprématie masculine), basée sur la séparation. Résolument, l’écopsychologie cherche à dépasser la pensée dualiste (dehors/dedans, nature/culture, masculin/féminin, dominant/dominé…) pour une perspective systémique où les éléments sont en interconnexion. 

Elle tente à sa façon de répondre à la nécessité actuelle, mise en exergue par Edgar Morin, de « relever le défi de la complexité » :

« Deux principes se sont imposés à moi. Le premier est le principe de reliance. Relier ! Relier est devenu un principe cognitif permanent : une connaissance qui isole son objet le mutile et en occulte un caractère essentiel… Le second principe est l’insuffisance de la logique classique face aux contradictions qu’elle rejette, d’où la nécessité d’assumer une dialectique qui lie (encore la reliance…) les contradictions en ce que j’ai appelé une dialogique[12]. »

Elle suit la ligne tracée par Aldo Leopold selon laquelle « la terre est une communauté » dont les êtres humains doivent se percevoir comme des membres. Consciente de la dimension tendue entre le passé (nos origines sur le plan phylogénétique) et l’avenir (nos enfants et petits-enfants qui vivront sur cette planète), elle envisage les humains comme des êtres totalement imbriqués dans la toile de la vie

Dans ce sens, elle cherche à construire une psychologie dans laquelle la relation à l’environnement non-humain est entièrement prise en compte. C’est ce qu’Andy Fisher appelle sa tâche psychologique. Nourrie par la psychologie des profondeurs ainsi que par la psychologie humaniste, elle valorise l’expérience, l’écoute du ressenti, des émotions, des rêves, autrement dit la nature intérieure de l’être. Elle insiste sur la nécessité du « travail sur soi », sur l’expérience qui ramène au vécu et permet d’échapper à un hyper-rationalisme qui nous mutile. Elle se veut tout autant ouverture au soi profond qu’ouverture à l’autre, les deux étant pour elle étroitement liés.

Des dérives

Cependant, le fait que l’écopsychologie participe d’un mouvement sociétal peut l’entraîner vers des dérives qu’il est important de relever. Pour faire court, nous nommerons :

– Une attitude réactionnelle qui conduit à négliger les apports pertinents de disciplines plus académiques, pire à condamner sans recul toute approche psychologique qui n’est pas de l’écopsychologie.

– Un trop grand oubli de la dimension sociale.

Andy Fisher insiste sur ce manque de prise en compte de la relation de l’être humain à ses semblables et à la société dans sa globalité, qui affecte l’écopsychologie :

« La terre ne sera sauvée tant que les questions de justice, de pouvoir, et d’émancipation continueront à être ignorées. Transposé dans le domaine de l’écopsychologie : si nous cherchons, en toute bonne foi, à comprendre la psychopathologie dans la relation homme-nature, nous ne pouvons échapper à l’examen de la médiation sociale de cette relation[13]

La même lacune est relevée par Joseph Reser :

« Les écopsychologues ont clairement compris que le changement effectif et durable vient de l’intérieur – mais il vient de l’intérieur des communautés et sociétés tout autant que des individus. »

La vision de l’écopsychologie est incomplète si elle ne fait pas l’effort de comprendre comment la société rend les gens tels qu’ils sont. Chercher à développer le lien avec la nature pour provoquer un changement est une chose, mais il importe de connaître également les rouages du changement au niveau sociétal.

– Un trop grand zèle qui fait que les membres se sentent missionnés, ce qui va à l’encontre d’une véritable écoute de l’autre. L’écopsychologie brandie comme un étendard pour le salut du monde risque ni plus ni moins d’être la porte ouverte à la barbarie. Dans l’histoire humaine toute doctrine qui a voulu le salut du monde l’a, dans les faits, entraîné à sa perte.

« Il n’existe qu’une seule certitude, c’est que le processus de création de possible doit se garder comme la peste d’un mode utopique, qui propose un remède dont chacun devrait respecter l’intérêt[14]. »

– Une vision qui tombe dans le registre de l’illusoire, de la pensée magique, de la régression narcissique dans un désir de « ne faire qu’un avec le monde », autrement dit qui tombe dans un pré-rationnel qui fait fi de la nécessité de garder raison.

Pour plus de détails, nous renvoyons à l’analyse critique que nous avons faite de deux textes qui s’inscrivent dans le champ de l’écopsychologie : 

 

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L’écopsychologie se cherche

Etant donné la diversité des personnes qui se sont intéressées au domaine de l’écopsychologie depuis sa création, celle-ci a pris des figures différentes en fonction des apports des unes et des autres.

Un mouvement s’est clairement dessiné pour la dégager de son ancrage médical (la santé mentale) et de sa dépendance à la psychanalyse, tels que Roszak les avait institués. L’écopsychologie s’est alors libéré des postulats établis au départ pour devenir davantage un champ de recherche.

Déjà, en 1994, les membres de la Table Ronde d’Ecopsychologie avaient ajouté à la liste des huit principes établis par Roszak cinq autres principes :

« (1) La Terre est un système vivant, faisant parte du cosmos qui est aussi un système vivant.

(2) Les êtres humains, leurs productions et leurs cultures sont des parties intégrales et cruciales de ce système.

(3) La santé du système entier et de toutes ses parties demande une relation entre les parties qui soit harmonieuse, soutenable, et mutuellement nourrissante, ainsi qu’une relation entre les parties et le tout.

(4) Un développement humain sain, qui comprend les dimensions « physique » et « psychologique », doit inclure la réalisation de l’interconnexion et de l’interdépendance des éléments humains et non-humains du monde.

(5) Au cœur de l’organisme humain et dans la partie que nous appelons « psyché », se trouve l’information, restée préservée en nous, selon laquelle nous avons évolué avec d’autres éléments du système vivant Terre. L’intelligence écologique, que l’on a aussi appelée l’inconscient écologique, est comme un immense réservoir de connaissances sur le lien Homme/Terre[15]. »

Avec ces cinq nouveaux principes, les axiomes énoncés par Roszak se trouvent considérablement nuancés, l’accent étant mis essentiellement sur l’interrelation systémique entre l’Homme et son environnement large.

En 1998, Mary Gomes écrivait dans un sens similaire :

« L’écopsychologie cherche à comprendre et guérir notre relation avec la Terre. Elle examine les processus psychologiques qui nous lient au monde naturel ou qui nous éloignent de lui. »

Ralph Metzner, pour sa part, préférait l’intitulé de « psychologie verte » à celui d’écopsychologie afin d’éviter que la nouvelle approche ne devienne une sous-discipline de la psychologie et qu’ainsi elle perde sa dimension systémique :

« Dans une vision systémique, l’écopsychologie… aurait à examiner les questions traditionnellement traitées par des philosophes, des économistes, des biologistes, des théologiens ou des historiens. »

Sans aller jusqu’à un éventail d’approches aussi large, John Scull et Andy Fisher insistent également sur la dimension transdisciplinaire de l’écopsychologie.

Pour John Scull, le noyau de l’écopsychologie est « l’expérience de l’interconnexion avec la réalité plus large ». A partir de ce noyau, le champ de l’écopsychologie se trouve à l’intersection de trois dimensions :
– expérientielle parce qu’il se base sur le vécu des personnes
– spéculative, philosophique et théorique
– pratique : dans l’activisme environnemental ou par des expériences d’immersion dans la nature.
Par ces trois dimensions, l’écopsychologie est en contact avec de nombreux champs voisins, et principalement la psychologie, la philosophie et les sciences sociales.
→ Pour en savoir plus, voir la traduction de l’article de J. Scull

Pour Andy Fisher, l’écopsychologie doit davantage être considérée comme « un projet, dans le sens d’une manière d’entreprendre avec de nouvelles facettes » car « elle ne ressemblera jamais à une discipline traditionnelle. » On peut la définir en fonction de quatre tâches : psychologique, philosophique, pratique et critique.

Tous ces développements mettent en évidence la difficulté qui est celle du nouveau champ mais qui peut être aussi sa richesse : être en lien avec des savoirs traditionnels institués tout en s’en démarquant ; privilégier la porte d’entrée psychologique, en la voulant largement ouverte mais sans oublier pour autant les autres approches ; conjuguer l’expérientiel, le conceptuel et l’action… 

Si l’écopsychologie se présente comme une des réponses à la question qui agite aujourd’hui notre monde – « Que faire puisque nous ne pouvons plus continuer comme avant ? »  -, cette réponse ne peut être de l’ordre de la conviction. Tout au contraire, elle nécessite, pour se construire, d’être cherchée, pensée, élaborée, dans la relation à soi, aux autres et à l’environnement non-humain. Elle demande du temps, de l’attention, des doutes, de la défiance, du conflit, du travail sur les questions soulevées. Elle demande de « savoir que ce qui peut être remède est d’autant plus susceptible de devenir poison qu’il en est fait usage sans prudence et sans expérience[16]. »

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[1]
Mark Schroll, « Remembering ecopsychology’s origins. A chronicle of meetings and signifiant publications », Journal of the International Community for Ecopsychology, 1994.
[2] « Ecopsychology : where does it fit in psychology in 2009 », The Trumpeter, 4, 3
[3] Radical ecopsychology : Psychology to the service of life, State University of New York Press, 2002.
[4] La littérature anglo-saxonne laisse à voir certaines divergences de regard concernant les approches qui doivent nourrir l’éco-psychologie. Par exemple, le vif débat qui a eu lieu dans les années 1990 entre les deux auteurs, Warwick Fox et Ken Wilber. Zimmerman en fait l’analyse dans son article « A contest between transpersonal ecologies » (www.integralworld.net/zimmerman4.htm). 
Pour Warmick Fox, l’écopsychologie doit s’appuyer sur les sciences naturalistes. C’est la seule voie acceptable pour que notre civilisation se perçoive comme une entité du tout cosmique. Il critique l’approche de Ken Wilber, qui, en cherchant à promouvoir la psychologie transpersonnelle, positionne l’être humain de manière dominante par rapport à la nature. 
Ken Wilber considère au contraire que la science actuelle réintroduit des concepts (la téléologie, les thèses évolutionnistes) qui tendent à mettre en valeur une vision hiérarchique entre l’homme et la nature. Selon lui, il importe de valoriser une approche transpersonnelle, tout en « l’écologisant » pour éviter la dérive anthropocentrique.
On notera également le différend qui se produisit entre Ralph Metzner et Warwick Fox, relaté dans l’article de Mark Schroll, « Remembering ecopsychology’s origins. A chronicle of meetings, conversations and significant publications » (1994).
[5] Isabelle Stengers, Au temps des catastrophes, Résister à la barbarie qui vient, Les Empêcheurs de penser en rond, La Découverte, 2009, p.151.
[6] Th. Roszak, The Voice of the Earth, Phanes Press, 1992, p. 14.
[7] Par exemple, celles de Winter (Psychologie écologique), Howard (Psychologie Ecologique), Clinebelle (Ecothérapie) qui réduisent cet apport ou le passent carrément sous silence, ou encore le falsifient.
[8] Dans la revue The Ecopsychology Newsletter.
[9] « Joseph Reser : The Ecopsychology interview », 2009.
[10] Joseph Reser,  « Whither environmental psychology ? The transpersonal ecopsychology crossroads »
[11] Andy Fisher, Radical Ecopsychology : Psychology in the Service of Life. State University of New York Press, 2002, p.6.
[12] Edgar Morin, Mon chemin, Entretiens avec Djénane Kareh Tager, Fayard, Essais, 2008, p. 199.
[13] Andy Fisher, op. cit., p. 21.
[14] Isabelle Stengers, op cit., p. 136.
[15] Whit Hibbard, « Ecopsychology : a review », The Trumpeter, vol. 19, n°2 http://trumpeter.athabascau.ca/index.php/trumpet/article/view/93/96
[16]
Isabelle Stengers, op cit., p. 151.

 

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