Questions soulevées par l’écopsychologie

Marie Romanens & Patrick Guérin

Dès son  arrivée en Europe, mais aussi dès son origine aux Etats-Unis, l’écopsychologie a donné lieu à des points de vue différents, voire parfois équivoques. Il suffit de jeter un coup d’œil sur internet pour s’en rendre compte. Ce flou et ces dérives font que ce nouveau domaine de recherche est mal perçu par les milieux académiques. Faut-il pour autant délaisser le concept ? Pour notre part, nous avons choisi une autre direction : creuser le sujet.

Désirant comprendre ce qu’était l’écopsychologie, nous nous sommes tournés vers les écrits sur le sujet, notamment les premiers articles d’auteurs français qui en tracent les grandes lignes : Francis Mazure (1997), Bernard Boisson (2000), Roland de Miller (2001)). Leurs propos nous ont permis de dessiner une ébauche de carte, que nous avons ensuite complétée grâce à des articles anglo-saxons présentant l’historique et les concepts fondamentaux du nouveau champ. Mais c’est la lecture du livre de Joanna MacyEcopsychologie pratique et rituels pour la Terre, qui nous a permis de saisir plus précisément le niveau de confusion qui pouvait affecter l’écopsychologie.

Nous avons poursuivi notre démarche en continuant à nous informer sur le sujet, notamment grâce à l’ouvrage collectif écrit sous la direction de Theodore Roszak, Mary Gomes et Allen Kanner, Ecopsychology. Restoring the Earth, Healing the Mind, et grâce au travail d’Andy Fisher, Radical ecopsychology. Puis le moment est arrivé où il nous a semblé indispensable de remonter à la source même, c’est-à-dire à l’écrit fondateur de Theodore Roszak, The Voice of the Earth. Après lecture, nous en avons fait un résumé ainsi qu’une analyse critique.

Nous développons ici le résultat de ces recherches qui laisse apparaître à la fois l’intérêt et les limites de la démarche écopsychologique.

Le double objectif de l’écopsychologie

L’écopsychologie est née aux USA dans un bouillonnement de pensée mais aussi d’actions militantes. Différents courants ont contribué à sa naissance et l’ont alimentée. Si nous les observons au niveau de leur confluence, nous réalisons qu’ils sont porteurs d’une dynamique qui conduit à repenser le lien là où il avait été oublié : avec la nature extérieure grâce à la science écologique, avec la nature intérieure grâce aux écoles de psychologie.

La systémique offre à l’écopsychologie des outils pour comprendre la complexité, tandis que la philosophie présente des développements tournés vers la nature et la vie en soi (phénoménologie) qui nourrissent son champ. Sur cet ensemble conceptuel se greffe tout un mouvement sociétal participant de la contre-culture.

Trois auteurs américains nous permettent de préciser cette vision et de percevoir le double objectif de l’écopsychologie.

Mark Schroll (1994) insiste sur deux courants importants, celui de la psychologie humaniste avec Robert Greenway et celui de la « deep ecology » avec Arne Naess. De son point de vue, ces deux courants auraient pour l’essentiel présidé à l’émergence de l’écopsychologie[1]. On se trouverait donc à un croisement entre un changement de paradigme dans les sciences humaines d’un côté et des mouvements sociétaux d’obédience écologiste de l’autre.

John Scull écrit plus récemment (2008) :

« L’écopsychologie explore les liens entre la crise écologique et les crises psychologiques et spirituelles résultant de notre expérience croissante de la séparation d’avec le monde plus-que-humain. Il s’agit d’une psychologie explicitement morale dans le but de découvrir comment les gens peuvent se connecter avec le monde naturel de façon à la fois saine et durable, tant pour les personnes que pour la planète[2]. »

Cette définition de l’écopsychologie laisse également apparaître  deux mouvements qui animent le nouveau champ : le mouvement scientifique et le mouvement idéologique.
L’origine même de l’écopsychologie s’inscrit à la fois dans une démarche de recherche et dans un projet de changer nos comportements à l’égard de la nature.

Andy Fisher (2002) dénombre, quant à lui, quatre tâches qui incombent à l’écopsychologie : la tâche psychologique, la tâche philosophique, la tâche pragmatique et la tâche critique[3]. Ces quatre tâches peuvent elles-mêmes être regroupées selon deux directions : la première liée à la pensée (psychologie, philosophie), la seconde liée à l’action pour un changement des consciences, soit à un niveau personnel (tâche pragmatique), soit par une remise en question du paradigme dominant de notre société (tâche critique).

Cette situation dans laquelle l’écopsychologie se trouve – être traversée par deux mouvements, un courant de pensée et un courant sociétal militant – est susceptible en elle-même de générer de la confusion. Aussi n’est-il pas étonnant que le terme d’écopsychologie donne lieu à des incompréhensions, des questionnements, des controverses nombreuses[4] et même des interprétations inadéquates, voire erronées. « L’immensité de l’abîme inexploré », dont parlait François Terrasson, risque en effet de se voir rapidement comblé par des présupposés et de fausses certitudes.

Alors même que la recherche est encore balbutiante et ne donne que des réponses parcellaires à ce qui fait notre relation à la nature, le danger est de développer des positions dogmatiques qui conduisent, par réaction, à de fortes résistances au changement. Les démarches mises en œuvre sous le vocable de l’écopsychologie – dont parmi elles les démarches éducatives – sont directement concernées par cette question.

C’est pourquoi il est nécessaire d’interroger les fondamentaux de l’écopsychologie, de comprendre les bases sur lesquelles le concept repose à l’origine, de dégager autant que faire se peut les lumières, les ombres, les controverses, les points de stabilité…
Comme nous y invite la philosophe Isabelle Stengers[5], « il va s’agir de nommer, pour forcer à penser. » Nommer, c’est désigner ce que l’on perçoit, pour, à partir de là, permettre une réflexion. Lorsque les problèmes sont posés, les situations exposées, les questions formulées, une émergence se fait qui oblige à sortir d’une confusion souvent génératrice de réponses rapides, simplistes, illusoires. Quelque chose apparaît qui permet de penser ensemble, parfois de manière antagoniste mais aussi complémentaire. Cet « objet » nouveau pousse à l’élaboration, au travail de discernement, à l’engagement dans un processus qui accueille les différents points de vue et tourne le dos aux convictions simplificatrices.

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Aux origines de l’écopsychologie

Revenons donc aux origines de l’écopsychologie pour tenter de gagner en discernement quant aux risques que ce domaine en pleine émergence peut susciter.

theodore-roszak

Theodore Roszak a eu le mérite de faire connaître le mouvement naissant qui cherchait à faire se rencontrer l’écologie et les sciences humaines. Il en a décrit les contours, suscitant ainsi une dynamique qui a rassemblé de nombreux chercheurs autour de lui (Ecopsychology. Restoring the Earth, Healing the Mind).

Selon Whit Hibbard, Roszak est incontestablement le fondateur de l’écopsychologie dont il inventa le terme et dont il définit l’objectif dans The Voice of the Earth :

« construire un pont au-dessus du gouffre historique de notre culture, celui qui existe depuis longtemps déjà entre le domaine psychologique et le domaine écologique, afin de voir les besoins de la planète et ceux de la personne comme un continuum[6]. »

A juste titre, Whit Hibbard insiste sur la nécessité d’honorer ce travail originel effectué par Roszak, notamment au regard de conceptions qui ont vu le jour plus récemment[7]. Cependant, comme pour tout fondateur, il est important de reconsidérer sa pensée émergente pour en déceler les points d’achoppement et faire avancer l’intuition qui était la sienne.

L’analyse de l’ouvrage The Voice of the Earth nous a permis de mettre en évidence la tendance de l’auteur à confondre le désir de régression à un stade fusionnel avec la nécessité d’une plus grande maturité dans notre relation avec la nature. Dans l’Eden de « l’enfance enchantée »,  « l’ancienne vision sacrée de la nature renaît », nous dit-il, ce en quoi nous ne pouvons le suivre.

Bien que l’intention d’éveiller les tenants de la psychologie à la nécessité de s’intéresser au domaine de l’écologie et les tenants de l’écologie à la nécessité de s’intéresser à la psychologie soit d’un grand intérêt et bien que Roszak ait fait tout un travail pour creuser les différentes théories psychanalytiques afin de les ouvrir à la dimension relationnelle homme-nature, son manque de rigueur, ses raccourcis parfois extrêmes et sa tendance à la confusion nuisent au projet. Son désir d’une écopsychologie qui œuvre à la création d’un « moi écologique » pour une plus grande « responsabilité éthique vis-à-vis de la planète et des autres humains » laisse apparaître de manière sous-jacente une logique plus émotionnelle que rigoureuse, qui va jusqu’à s’exprimer en terme quasi-religieux : « la quête du salut ».

Si l’on en croit Mark Schroll, Theodore Roszak ne pensait pas que l’écopsychologie devait être envisagée comme une discipline émanant de la psychologie. On devait la considérer comme une critique des sciences sociales, et plus largement de la science occidentale :

« Fin 1993, Roszak et Metzner étaient d’accord sur le fait que l’écopsychologie ne devait pas être vue comme une discipline émergente de la psychologie… L’écopsychologie devrait être comprise comme une critique des sciences sociales et peut être, plus largement, comme une vaste critique de la science occidentale. »

L’aspect messianique des propos de Roszak s’explique. Le but est de mener un combat contre ce qui paraît être à l’origine de nos maux, la société moderne occidentale, notamment de remettre en cause les sciences humaines traditionnelles. Dès lors, les théories et les pratiques psychanalytiques et psychothérapiques sont convoquées pour entrer aux forceps dans ce cadre, quitte à s’en trouver déformées.

Whit Hibbard relève, pour sa part, la réponse que fit Roszak à la question : « Est-ce que l’écopsychologie est une nouvelle discipline de la psychologie ? »[8].

« Nous (The Bay Area Ecopsychology Group) ne voyons pas l’écopsychologie comme une nouvelle théorie thérapeutique ou un nouveau domaine idéologique ; notre but n’est pas de remplacer mais de soutenir les efforts de ceux qui travaillent pour développer une relation durable avec la Terre. »

Une fois de plus, l’accent est mis sur l’engagement militant. Ceci est compréhensible de la part d’un auteur comme Roszak qui, en 1969, s’est intéressé de près au mouvement de la contre-culture, mais ne peut pour autant valider la démarche  conceptuelle.

Si l’idée de fonder un champ qui ne s’inscrive pas dans la psychologie traditionnelle (en raison des lacunes qui affecteraient cette dernière) a sa pertinence, elle comporte aussi des risques. Il est à craindre en effet que l’écopsychologie se développe pour l’essentiel selon une dynamique à la fois réactionnelle et militante, soutenue par la culture pragmatique américaine, et qu’ainsi elle perde de vue le fait qu’elle est aussi enracinée dans la psychologie (terme qui la fonde), c’est-à-dire qu’elle s’inscrit en tant que discours sur la psyché.

Soutenir le mouvement de défense de la cause écologique peut ouvrir la porte à des élans passionnels aveugles, au détriment de l’effort de compréhension des enjeux sous-jacents à la situation. Si la direction prise est celle d’aider ceux qui travaillent pour une relation durable à la Terre, qu’advient-il alors de l’exigence de la tâche conceptuelle ? Le temps pour la réflexion et l’analyse étant réduit à portion congrue, n’existe-t-il pas un risque de voir se mettre en acte des mécanismes de projection, des dynamiques purement subjectives qui nuisent au discernement nécessaire?

Le danger aussi est d’oublier que, au sein même de la psychologie traditionnelle, des évolutions intéressantes se sont produites, donnant lieu à l’émergence de concepts nouveaux, et que l’on pourrait donc fort bien « jeter le bébé avec l’eau du bain » !

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L’écopsychologie interpellée

Joseph-Reser

Concernant tous ces risques, un auteur comme Joseph Reser, professeur à l’école de Psychologie de l’Université de Griffith, relève « le besoin d’une plus grande clarté conceptuelle pour de nombreuses notions et élaborations évoquées dans le contexte de l’écopsychologie. »

«Des protagonistes de l’écopsychologie se sont montré confus, ils ont mélangé des histoires, des questions et arguments très différents, pour en faire une attaque frontale contre la psychologie : elle ne se montrait pas seulement indifférente à l’égard de la relation Homme/Nature, elle était aussi  responsable, d’une manière ou d’une autre,  de l’aliénation au monde moderne et du désastre imminent. Cela n’était pas tant insultant vis-à-vis des psychologues, mais reflétait plutôt une appréciation très limitée de l’étendue et de la profondeur de la psychologie[9]. »

« Les points qui sont peut-être les plus problématiques dans le contexte actuel concernent l’identification de l’écopsychologie à la psychologie, la présentation des écopsychologues comme étant des psychologues, la légitimité et le crédit que ce statut confère aux praticiens, l’emprunt sans critique d’élaborations et de théories appartenant à la psychologie, la nature évidemment politique et les objectifs explicites de l’écopsychologie, l’application de l’écopsychologie au contexte clinique, le caractère quasi-religieux – et souvent explicitement religieux – du discours, la confusion des niveaux d’analyse et des métaphores avec la réalité, l’anthropomorphisme et l’exclusion de l’homme qui souvent caractérisent le débat ainsi que l’alignement sur la “psychologie” populaire New Age[10]. »

Nous relevons nous-mêmes le risque encouru lorsque des personnes qui n’ont aucune formation en psychologie ni en dynamique de groupe se présentent en tant qu’« animateurs » en écopsychologie et proposent des ateliers qui, par des techniques incitatives, cherchent à donner place au ressenti, à l’émotionnel et au récit de la vie intime.

andy_fisher

Andy Fisher pointe lui aussi le manque de conceptualisation qui affecte l’écopsychologie :

« Beaucoup de personnes sont encore à se demander ce qu’est exactement l’écopsychologie et ce qu’elle fait. Je pense qu’il y a deux raisons à cela. La première : la combinaison de la psychologie et de l’écologie ouvre un champ tellement vaste qu’il paraît parfois sans limites. La psychothérapie avec “la nature”, les pratiques contemplatives, l’immersion dans la nature sauvage, les quêtes de vision, la poésie de la terre, la restauration écologique, le design écologique, la construction de communautés qui se renouvellent, la consultation chamanique, l’analyse jungienne des rêves, l’écologie profonde, l’éducation à l’environnement : tout cela a été associé à l’écopsychologie. Comment un champ qui contient autant peut-il seulement être considéré comme un champ ? La seconde raison  pour laquelle il est difficile de définir l’écopsychologie tient à ce  qu’actuellement il n’existe pas beaucoup de travaux strictement écopsychologiques par lesquels on pourrait la définir. La littérature de l’écopsychologie est assez pauvre, et pour une grande part consiste à des explorations dirigées vers une écopsychologie plutôt que des essais pour en construire une maintenant[11]. »

Harold-Searles

Quant à nous, nous nous demandons pourquoi un auteur, comme Harold Searles, se voit si peu cité dans les écrits de l’écopsychologie, alors que sa réflexion est incontournable pour la compréhension de ce qui se joue à l’intérieur de la psyché dans la relation homme-nature. Nous sommes étonnés de lire les propos que Ralph Metzner a tenus en 1991 (cités par Mark Schroll) :

« Vous chercherez en vain dans les textes et les journaux des principales écoles en psychologie – clinique, behavioriste, cognitive, physiologique, humaniste, ou transpersonnelle – une théorie ou une recherche concernant le faits les plus fondamentaux de l’existence humaine, à savoir le fait d’être en relation avec le monde naturel dont nous faisons partie. »

L’ouvrage L’environnement non-humain de Searles étant paru en 1960, on ne peut que s’interroger devant une telle occultation.

On oublie aussi facilement le travail réalisé par Robert Greenway, le précurseur de l’écopsychologie aux Etats-Unis (1968), même s’il a utilisé un autre nom : « psycho-écologie ». Dans les écrits français qui présentent l’écopsychologie, il n’est pas mentionné, et aux Etats-Unis Ralph Metzner lui-même semble l’avoir oublié. Il faut dire que Greenway est resté modeste, produisant peu d’écrits et certainement pas des écrits grand public.

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Pour faire la part des choses

Les lacunes ou même les erreurs qui émaillent l’écopsychologie ne doivent pas faire renoncer au concept. Même si de sérieuses dérives la guette, même si, en raison de ces distorsions, elle peut faire l’objet de critiques désobligeantes ou de mises en garde qui invitent à se détourner d’elle, on aurait tort de la condamner sans autre forme de procès. La porte doit rester ouverte car il y a là une lecture des origines de la crise actuelle, donc des pistes de réponses pour notre monde en désarroi qui a tant besoin d’initiatives nouvelles.

  • Une perspective transdisciplinaire

Le grand mérite de l’écopsychologie est d’avoir fait émerger une perspective transdisciplinaire qui, pendant tout un temps, a manqué dans les milieux académiques ; d’avoir ouvert un champ où la psychologie, sous différentes approches (humaniste, psychanalytique, transpersonnelle…) côtoie l’écologie ainsi que les philosophies ouvertes sur les questions environnementales de notre époque ; et d’avoir permis que ces différents regards se croisent afin qu’une nouvelle vision puisse émerger. Même une personne aussi critique que Joseph Reser le reconnaît :

La psychologie « n’était certainement pas très interdisciplinaire, au moins par rapport aux autres sciences sociales et aux études sur les cultures, elle ne s’est pas montrée non plus aussi autocritique qu’elle aurait pu l’être… A leur façon, les écopsychologues étaient beaucoup plus interdisciplinaires, beaucoup plus conscients des courants qui traversaient les études environnementales, culturelles et humaines, et davantage  en contact avec eux. Davantage en contact également avec la culture populaire et avec l’endroit où les gens se trouvaient. »

  • Une approche systémique

L’écopsychologie cherche une autre vision du monde qui se démarque de celle qui a régné en Occident ces derniers siècles : la vision anthropocentrique, voire androcentrée (suprématie masculine), basée sur la séparation. Résolument, l’écopsychologie cherche à dépasser la pensée dualiste (dehors/dedans, nature/culture, masculin/féminin, dominant/dominé…) pour une perspective systémique où les éléments sont en interconnexion.
Elle tente à sa façon de répondre à la nécessité actuelle, mise en exergue par Edgar Morin, de « relever le défi de la complexité » :

« Deux principes se sont imposés à moi. Le premier est le principe de reliance. Relier ! Relier est devenu un principe cognitif permanent : une connaissance qui isole son objet le mutile et en occulte un caractère essentiel… Le second principe est l’insuffisance de la logique classique face aux contradictions qu’elle rejette, d’où la nécessité d’assumer une dialectique qui lie (encore la reliance…) les contradictions en ce que j’ai appelé une dialogique[12]. »

aldo-leopold

L’écopsychologie suit la ligne tracée par Aldo Leopold selon laquelle « la terre est une communauté » dont les êtres humains doivent se percevoir comme des membres. Consciente de la dimension tendue entre le passé (nos origines sur le plan phylogénétique) et l’avenir (nos enfants et petits-enfants qui vivront sur cette planète), elle envisage les humains comme des êtres totalement imbriqués dans la toile de la vie

Dans ce sens, elle cherche à construire une psychologie dans laquelle la relation à l’environnement non-humain est entièrement prise en compte. C’est ce qu’Andy Fisher appelle sa tâche psychologique. Nourrie par la psychologie des profondeurs ainsi que par la psychologie humaniste, elle valorise l’expérience, l’écoute du ressenti, des émotions, des rêves, autrement dit la nature intérieure de l’être. Elle insiste sur la nécessité du « travail sur soi », sur l’expérience qui ramène au vécu et permet d’échapper à un hyper-rationalisme qui nous mutile. Elle se veut tout autant ouverture au soi profond qu’ouverture à l’autre, les deux étant pour elle étroitement liés.

  • Des dérives

Cependant, le fait que l’écopsychologie participe d’un mouvement sociétal peut l’entraîner vers des dérives qu’il est important de relever. Pour faire court, nous nommerons :

1. Une attitude réactionnelle qui conduit à négliger les apports pertinents de disciplines plus académiques, pire à renier tout héritage de ce côté-là, à condamner sans recul toute approche psychologique qui n’est pas de l’écopsychologie.

2. Un trop grand oubli de la dimension humaine et sociale.
La relation à la nature est médiatisée par ceux qui nous entourent, parents, amis et société (animateurs, enseignants, communauté, bain culturel…). Le risque avec l’écopsychologie est de méconnaître cette complexité de notre relation à la nature en ne se fixant que sur un des éléments du système : le lien individu-nature.

Andy Fisher insiste sur ce manque de prise en compte de la relation de l’être humain à ses semblables et à la société dans sa globalité, qui affecte l’écopsychologie :

« La terre ne sera sauvée tant que les questions de justice, de pouvoir, et d’émancipation continueront à être ignorées. Transposé dans le domaine de l’écopsychologie : si nous cherchons, en toute bonne foi, à comprendre la psychopathologie dans la relation homme-nature, nous ne pouvons échapper à l’examen de la médiation sociale de cette relation[13]

La même lacune est relevée par Joseph Reser :

« Les écopsychologues ont clairement compris que le changement effectif et durable vient de l’intérieur – mais il vient de l’intérieur des communautés et sociétés tout autant que des individus. »

La vision de l’écopsychologie est incomplète si elle ne fait pas l’effort de comprendre comment la société rend les gens tels qu’ils sont. Chercher à développer le lien avec la nature pour provoquer un changement est une chose, mais il importe de connaître également les rouages du changement au niveau sociétal.

Par ailleurs, dans « l’écopsychologie pratique », la tendance à ne pas prendre assez en compte l’origine systémique des difficultés psychologiques peut amener à se leurrer en croyant qu’une relation bénéfique avec un seul élément du système  – la nature – résoudra tous les problèmes au niveau personnel.

3. Un trop grand zèle qui fait que les membres se sentent missionnés, ce qui va à l’encontre d’une véritable écoute de l’autre. L’écopsychologie brandie comme un étendard pour le salut du monde risque ni plus ni moins d’être la porte ouverte à la barbarie. Dans l’histoire humaine toute doctrine qui a voulu le salut du monde l’a, dans les faits, entraîné à sa perte.

« Il n’existe qu’une seule certitude, c’est que le processus de création de possible doit se garder comme la peste d’un mode utopique, qui propose un remède dont chacun devrait respecter l’intérêt[14]. »

4. Une vision qui tombe dans le registre de l’illusoire, de la pensée magique, de la régression narcissique dans un désir de « ne faire qu’un avec le monde », autrement dit qui tombe dans un pré-rationnel qui fait fi de la nécessité de garder raison.

Pour plus de détails, nous renvoyons à l’analyse critique que nous avons faite de deux textes qui s’inscrivent dans le champ de l’écopsychologie :

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L’écopsychologie se cherche

Etant donné la diversité des personnes qui se sont intéressées au domaine de l’écopsychologie depuis sa création, celle-ci a pris des figures différentes en fonction des apports des unes et des autres.

Un mouvement s’est clairement dessiné pour la dégager de son ancrage médical (la santé mentale) et de sa dépendance à la psychanalyse, tels que Roszak les avait institués. L’écopsychologie s’est alors libérée des postulats établis au départ pour devenir davantage un champ de recherche.

Déjà, en 1994, les membres de la Table Ronde d’Ecopsychologie avaient ajouté cinq autres principes à la liste des huit principes établis par Roszak  :

« (1) La Terre est un système vivant, faisant parte du cosmos qui est aussi un système vivant.

(2) Les êtres humains, leurs productions et leurs cultures sont des parties intégrales et cruciales de ce système.

(3) La santé du système entier et de toutes ses parties demande une relation entre les parties qui soit harmonieuse, soutenable, et mutuellement nourrissante, ainsi qu’une relation entre les parties et le tout.

(4) Un développement humain sain, qui comprend les dimensions « physique » et « psychologique », doit inclure la réalisation de l’interconnexion et de l’interdépendance des éléments humains et non-humains du monde.

(5) Au cœur de l’organisme humain et dans la partie que nous appelons « psyché », se trouve l’information, restée préservée en nous, selon laquelle nous avons évolué avec d’autres éléments du système vivant Terre. L’intelligence écologique, que l’on a aussi appelée l’inconscient écologique, est comme un immense réservoir de connaissances sur le lien Homme/Terre[15]. »

Avec ces cinq nouveaux principes, les axiomes énoncés par Roszak se trouvent considérablement nuancés, l’accent étant mis essentiellement sur l’interrelation systémique entre l’Homme et son environnement large.

En 1998, Mary Gomes écrivait dans un sens similaire :

« L’écopsychologie cherche à comprendre et guérir notre relation avec la Terre. Elle examine les processus psychologiques qui nous lient au monde naturel ou qui nous éloignent de lui. »

Ralph Metzner, pour sa part, préférait l’intitulé de « psychologie verte » à celui d’écopsychologie afin d’éviter que la nouvelle approche ne devienne une sous-discipline de la psychologie et qu’ainsi elle perde sa dimension systémique :

« Dans une vision systémique, l’écopsychologie… aurait à examiner les questions traditionnellement traitées par des philosophes, des économistes, des biologistes, des théologiens ou des historiens. »

Sans aller jusqu’à un éventail d’approches aussi large, John Scull et Andy Fisher insistent également sur la dimension transdisciplinaire de l’écopsychologie.

Pour John Scull, le noyau de l’écopsychologie est « l’expérience de l’interconnexion avec la réalité plus large ». A partir de ce noyau, le champ de l’écopsychologie se trouve à l’intersection de trois dimensions :
– expérientielle parce qu’il se base sur le vécu des personnes
– spéculative, philosophique et théorique
– pratique : dans l’activisme environnemental ou par des expériences d’immersion dans la nature.
Par ces trois dimensions, l’écopsychologie est en contact avec de nombreux champs voisins, et principalement la psychologie, la philosophie et les sciences sociales.
→ Pour en savoir plus, voir la traduction de l’article de J. Scull

Pour Andy Fisher, l’écopsychologie doit davantage être considérée comme « un projet, dans le sens d’une manière d’entreprendre avec de nouvelles facettes » car « elle ne ressemblera jamais à une discipline traditionnelle. » On peut la définir en fonction de quatre tâches : psychologique, philosophique, pratique et critique.

Tous ces développements mettent en évidence la difficulté qui est celle du nouveau champ mais qui peut être aussi sa richesse : être en lien avec des savoirs traditionnels institués tout en s’en démarquant ; privilégier la porte d’entrée psychologique, en la voulant largement ouverte mais sans oublier pour autant les autres approches ; conjuguer l’expérientiel, le conceptuel et l’action…
Si l’écopsychologie se présente comme une des réponses à la question qui agite aujourd’hui notre monde – « Que faire puisque nous ne pouvons plus continuer comme avant ? »  -, cette réponse ne peut être de l’ordre de la conviction. Tout au contraire, elle nécessite, pour se construire, d’être cherchée, pensée, élaborée, dans la relation à soi, aux autres et à l’environnement non-humain. Elle demande du temps, de l’attention, des doutes, de la défiance, du conflit, du travail à partir des questions soulevées. Elle demande de « savoir que ce qui peut être remède est d’autant plus susceptible de devenir poison qu’il en est fait usage sans prudence et sans expérience[16]. »

(mars 2014)

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[1]
Mark Schroll, « Remembering ecopsychology’s origins. A chronicle of meetings and signifiant publications », Journal of the International Community for Ecopsychology, 1994.
[2] « Ecopsychology : where does it fit in psychology in 2009 », The Trumpeter, 4, 3
Traduction : https://eco-psychologie.com/genese-ecopsychologie/john-scull-ecopsychologie-quelle-sa-place-en-psychologie-en-2009/

[3] Radical ecopsychology : Psychology to the service of life, State University of New York Press, 2002.
[4] La littérature anglo-saxonne laisse à voir certaines divergences de regard concernant les approches qui doivent nourrir l’éco-psychologie. Par exemple, le vif débat qui a eu lieu dans les années 1990 entre les deux auteurs, Warwick Fox et Ken Wilber. Zimmerman en fait l’analyse dans son article « A contest between transpersonal ecologies » (www.integralworld.net/zimmerman4.htm).
Pour Warmick Fox, l’écopsychologie doit s’appuyer sur les sciences naturalistes. C’est la seule voie acceptable pour que notre civilisation se perçoive comme une entité du tout cosmique. Il critique l’approche de Ken Wilber, qui, en cherchant à promouvoir la psychologie transpersonnelle, positionne l’être humain de manière dominante par rapport à la nature.
Ken Wilber considère au contraire que la science actuelle réintroduit des concepts (la téléologie, les thèses évolutionnistes) qui tendent à mettre en valeur une vision hiérarchique entre l’homme et la nature. Selon lui, il importe de valoriser une approche transpersonnelle, tout en « l’écologisant » pour éviter la dérive anthropocentrique.
On notera également le différend qui se produisit entre Ralph Metzner et Warwick Fox, relaté dans l’article de Mark Schroll, « Remembering ecopsychology’s origins. A chronicle of meetings, conversations and significant publications » (1994).
[5] Isabelle Stengers, Au temps des catastrophes, Résister à la barbarie qui vient, Les Empêcheurs de penser en rond, La Découverte, 2009, p.151.
[6] Theodore Roszak, The Voice of the Earth, Phanes Press, 1992, p. 14.
[7] Par exemple, celles de Winter (Psychologie écologique), Howard (Psychologie Ecologique), et de Clinebelle (Ecothérapie).
[8] Dans la revue The Ecopsychology Newsletter.
[9] « Joseph Reser : The Ecopsychology interview », 2009.

[10] Joseph Reser,  « Whither environmental psychology ? The transpersonal ecopsychology crossroads »
[11] Andy Fisher, Radical Ecopsychology : Psychology in the Service of Life. State University of New York Press, 2002, p.6.
[12] Edgar Morin, Mon chemin, Entretiens avec Djénane Kareh Tager, Fayard, Essais, 2008, p. 199.
[13] Andy Fisher, op. cit., p. 21.
[14] Isabelle Stengers, op cit., p. 136.
[15] Whit Hibbard, « Ecopsychology : a review », The Trumpeter, vol. 19, n°2 http://trumpeter.athabascau.ca/index.php/trumpet/article/view/93/96
[16] Isabelle Stengers, op cit., p. 151.

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