Serge Moscovici

« l’histoire humaine de la nature »

Serge Moscovici (1925-2014), psychologue social, est l’un des principaux théoriciens de l’écologie politique. Entre autres ouvrages, il a publié Essai sur l’histoire humaine de nature en 1968, La société contre nature  en 1972, Hommes domestiques et hommes sauvages en 1974 et De la nature : pour penser l’écologie en 2002.
Revenant sur l’idée commune que, par son pouvoir de fabrication et son aptitude à symboliser, l’être humain échappe à la nature, au point de se retrouver « seul, dans un monde froid et silencieux », le penseur rappelle que ces compétences particulières à notre espèce s’inscrivent en fait « dans le mouvement de l’univers matériel lui-même »[1]. Nous avons cru, du moins en Occident, qu’il existait un écart entre l’ordre culturel et notre origine biologique, tant et si bien que nous avons considéré la société selon un rapport d’exclusion vis-à-vis du substrat naturel. Moscovici démontre que  cette dichotomie entre ce que nous sommes capables de transformer en technique, en pensée, en religion et en art et ce qui relève de l’organique n’a en réalité rien de fondé. Si les humains se perçoivent comme une exception contre-nature, ils se trompent.
Cette croyance à une césure entre nature et culture, qui nous a autorisés à nous sentir puissants, s’exerce aussi « entre le supérieur et l’inférieur, le spirituel et le matériel, le produit et le donné… », l’homme et la femme, les blancs et les indigènes, les winners et les loosers… Mais elle est pure illusion, une histoire que nous nous sommes racontée. En réalité, il n’y a point eu de rupture ; il n’y a point de terme qui soit indépendant de l’autre, extérieur à lui,  mais toujours passage de l’un à l’autre, de l’humain au territoire et réciproquement, dans une cocréation permanente, une transformation conjointe. Moscovici remet Homo sapiens dans le contexte du monde qu’il habite : cherchant à y survivre et même à s’y trouver mieux, il le transforme par ses innovations techniques et, tout en même temps, se transforme lui-même.
Le sociopsychologue nous invite à repenser ce que l’on entend d’habitude par les termes « société » et « nature » :

Rien ne nous oblige à prolonger la confusion ; tout nous incite à mettre fin à la vision d’une nature non humaine et d’un homme non naturel[2].

En fait, le propre de l’homme est d’engendrer son état naturel, d’où l’idée avancée par Moscovici d’ « une histoire humaine de la nature ». Cela a commencé il y a bien longtemps, lorsque quelques primates se sont aventurés sur de nouveaux terrains. Se risquant hors de la forêt, lieu de leurs ancêtres, ils ont émigré vers la savane boisée. Leur installation dans ce milieu étranger, habité par d’autres espèces, a progressivement transformé leurs activités et, par suite, leur anatomophysiologie. La nécessité de surveiller le nouveau territoire et de courir sur de longues distances a favorisé chez eux la station debout, elle-même entraînant à son tour le dégagement des membres supérieurs. La prédation d’animaux plus gros a servi la spécialisation de la main, tandis que le changement de régime alimentaire, plus carné, a remodelé la mâchoire et la boite crânienne, autorisant ainsi l’expansion du cortex. Enfin, la coordination des initiatives entre les individus engagés dans la chasse a réclamé la production de signaux sonores plus élaborés.

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En même temps que se transforment les corps, un savoir-faire nouveau s’installe qui va de pair avec une organisation sociale inédite. L’histoire humaine de la nature, c’est cette évolution qui a permis à l’espèce humaine de se dégager du passé pour édifier sa réalité propre, en même temps qu’elle modifiait le monde autour d’elle. C’est donc une erreur de penser que l’Homme ne vit plus dans la nature, qu’il serait une « antinature » ou bien qu’une « seconde nature » aurait été ajoutée au substrat intact d’une première nature.

Un art ne fait pas reculer la nature : mais un état de celle-ci est bouleversé par l’apparition d’un autre état. Cela ne signifie pas la transformation du monde naturel en monde technique, mais l’évolution du monde naturel lui-même[3].

La crise écologique actuelle a ceci de remarquable qu’elle nous astreint à revoir nos options fondamentales.

Et notamment à mettre en doute l’idée que l’homme est maître et possesseur de la nature, qu’il conquiert, de l’extérieur, l’univers des choses. On en vient même à soutenir l’hypothèse contraire, c’est à dire que l’homme intervient dans l’univers mais de l’intérieur, en tant qu’une de ses parties.[4]

Aussi loin que nous remontions dans l’évolution de l’espèce Homo, il n’existe pas d’individu purement biologique, mais des êtres dont l’anatomie, la physiologie et même le génome ont été progressivement modifiés par leur manière de faire, par leur comportement, lui-même adapté au milieu et à ses modifications. L’humain s’est pour une part produit lui-même, en fonction des aptitudes sociales et techniques qu’il a su développer dans le but de tirer le meilleur parti de son environnement.
Serge Moscovici ne cesse ainsi de nous rappeler que nous sommes dans la nature mais qu’elle est aussi notre œuvre. Elle est « historique » car, depuis le développement de notre espèce, nous la transformons non seulement à l’extérieur de nous mais aussi en nous. A chaque période de l’évolution humaine, nous constituons ainsi un nouvel « état de nature » qu’il nous faut penser : au temps des agriculteurs et artisans, il est « organique » ; à partir de l’apparition de la machine, il devient « mécanique » et, maintenant, il serait « cybernétique ».
Ces dernières décennies, nous nous sommes préoccupés uniquement de nous-mêmes, au point de ne plus penser à la nature. Et voilà maintenant qu’elle se rappelle à nous ! Les géologues le confirment d’ailleurs : nous serions entrés dans une nouvelle ère, celle de l’anthropocène. « Comment est-ce arrivé ? » se demande Moscovici.
Le constat est sans appel : les progrès de la science et de la technique ont permis une exploitation effrénée de la planète. Nous avons laissé notre société se transformer, en considérant la nature comme un univers à dompter, maîtriser, rentabiliser, sans imaginer les conséquences de nos actes. Nous avons donné priorité à une approche rationaliste utilitariste et c’est ainsi que la science est devenue prédominante, au détriment des autres modes de savoir. Elle « s’est arrogé le monopole de la vérité, écrit Moscovici, et a disqualifié toutes les autres formes de connaissance, du sens commun, à la philosophie, des arts aux religions, des savoir-faire pratiques aux traditions. Elle a jeté le discrédit sur ces connaissances, les jugeant gauchies par la passion, indigentes ou magiques[5]. » Ce « désenchantement du monde » a pour finir abouti au règne de la machine et du marché. En réduisant les phénomènes à de simples faits mesurables, il a vidé l’Homme de lui-même.

Et c’est assurément le grand malheur de la civilisation moderne qu’ayant l’exemple de cette science-là continuellement sous les yeux, on ait voulu l’imiter et faire une société conçu à son image, pour ainsi dire une société sans hommes[6].

Comme certains écopsychologues l’ont fait, Moscovici développe l’idée que nous avons perdu la mémoire. Aujourd’hui, nous savons fabriquer de plus en plus de produits, mais nous nous trouvons atteints d’amnésie : nous sommes dans l’incapacité de nous rappeler qui nous sommes vraiment. Nous sommes réduits à l’état d’automates, qui ne savent ni d’où ils viennent ni où ils vont[7].
Aux yeux du sociopsychologue, le mouvement écologiste ne développe pas une vision passéiste, comme certains pourraient le laisser croire. Il représente au contraire l’expression de la modernité poussée à son extrême. Là où nous sommes rendus, constate-t-il, il ne s’agit pas de chercher à retourner de manière réactive aux temps anciens mais, au contraire, de réfléchir au monde que l’on désire créer. Revenir à la nature ne veut rien dire. Notre véritable cible est la sortie du « désenchantement humain ». Il nous incombe d’élargir nos consciences  et d’œuvrer à notre émancipation afin que se développe un nouvel état de nature qui dépasse le précédent. Moscovici le soutient :

L’émancipation de la nature est au fond de l’émancipation de l’homme[8].

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[1] Serge Moscovici, Essai sur l’histoire humaine de la nature, Flammarion, 1968, pp. 33-34.
[2] Serge Moscovici, La société contre nature, 10 18, Union Générale d’Editions, p. 17.
[3] Serge Moscovici, Essai sur l’histoire humaine de la nature, op. cit., pp. 33-34.
[4] Serge Moscovici, La société contre nature, op. cit,, pp. 9-10.
[5] Serge Moscovici, De la nature. Pour penser l’écologie, Métaillé, 2002, p. 89.
[6] Ibid., p. 92.
[7] Ibid., p. 95 et 108.
[8] Ibid., p. 113.