Analyse critique du contenu de « The Voice of the Earth » de theodore roszak

Dans son ouvrage The Voice of the Earth, Theodore Roszak a réalisé un travail considérable en se plongeant à la fois dans les théories psychanalytiques, ou relevant de la psychologie humaniste, et dans nombre de nouvelles hypothèses scientifiques. En les faisant se rencontrer, se confronter les unes aux autres, il a cherché à avancer dans la compréhension de notre monde et des perspectives qui lui seraient salutaires au regard de la crise environnementale. Désireux de jeter des ponts entre des rives appartenant à des disciplines qui s’ignorent, il esquisse une écopsychologie qui favorise une prise de conscience tant du côté écologique que du côté psychologique et qui soutienne le changement nécessaire des mentalités par une alliance entre ces deux domaines.

Avec la fougue qui caractérise les pionniers, Roszak s’attaque aux limites qui affectent les disciplines académiques et propose de réanimer le lien entre le personnel de l’humain et l’impersonnel de la nature en faisant appel à la notion antique « d’âme du monde » (Anima Mundi). Réfutant la réduction de la vie à du quantitatif, celui que la civilisation industrielle génère, il veut redonner valeur à la part instinctive de l’être humain, à sa capacité à se sentir en connexion avec ce qui l’entoure, à sa quête d’union harmonieuse avec le cosmos ; il met en évidence la relation intime entre l’épanouissement de la personne et la qualité de son rapport avec son environnement.

En revisitant les différentes théories psychanalytiques et celles de la psychologie humaniste, Roszak reconnaît les avancées qu’elles ont permises dans la compréhension de la psyché. Toutefois, il reproche à chacune d’elle (excepté peut-être à la gestalt-thérapie) de s’arrêter en chemin en laissant pour compte le lien entre l’homme et la nature.

« Dans nos cœurs, nous savons qu’il y a quelque chose de maniaque dans la manière avec laquelle nous abusons de l’environnement planétaire. L’extinction des espèces, le trou de l’ozone, la destruction des forêts tropicales… souvent nous lisons les rapports sur l’état de dévastation et nous disons : ‘‘c’est fou !’’ Nous utilisons le mot  mais, dans ce contexte,  ‘’fou’’ n’a pas un statut professionnel ni une profondeur théorique. Notre compréhension intuitive de l’anxiété concernant l’environnement est un peu plus qu’un ‘’ouch !’’ qui ne nous dit pas pourquoi nous avons mal et comment guérir la blessure. Nous nous tournons vers les psychiatres pour qu’ils nous enseignent le sens de la folie, mais nos principales écoles de psychothérapies sont elles-mêmes des créations de la même culture scientifique et industrielle qui pèse maintenant si lourd sur la planète. Même ceux qui sont dissidents par rapport à l’orthodoxie freudienne restent étroitement focalisés sur ce que Jung appelait « la névrose urbaine ». Ils ignorent les réalités écologiques plus grandes qui entourent la psyché – comme si l’âme pouvait être sauvée alors que la biosphère part en morceaux. Le contexte de la psychiatrie s’arrête aux limites de la ville ; le monde non humain qui réside au-delà est un grand mystère comme le sont les profondeurs de l’âme. Où nous tourner pour trouver des critères de la santé mentale qui incluent  notre condition environnementale[1] ? »

Mais, alors qu’il tente de pourvoir à ce manque[2], il passe à côté du but et s’égare dans des chemins qu’il n’est pas possible de suivre et qui sont susceptibles de perdre ceux qui s’engagent dans le nouveau champ de l’écopsychologie.

Les propos de Roszak étant à la fois étendus et touffus, il n’est pas possible de tous les prendre en considération au cours de cette analyse. Aussi nous contenterons-nous d’étudier les points qui nous paraissent particulièrement importants.

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Comment Roszak parle de la psychologie

Termes utilisés

Tout au long de l’ouvrage, les termes utilisés par Roszak, pour parler des sciences de la psyché surprennent. Le plus souvent, il évoque « la psychiatrie », alors même qu’il est en train de parler des théories psychanalytiques. Il y a là une confusion qui fait mettre l’accent sur la maladie mentale et sa guérison – que ce soit la maladie mentale de la personne ou, selon l’auteur, celle de la société en son entier.

Même si Freud  a commencé à penser la « psychologie des profondeurs » à partir des traitements effectués par Charcot sur des malades hystériques à la Salpétrière (Paris) et même si Jung a commencé sa carrière en tant qu’assistant à la clinique psychiatrique universitaire du Burghölzli (Zurich), les psychanalystes se sont toujours avisés de bien préciser que leur méthode n’a pas pour mission de soigner la maladie mentale. Comme son nom l’indique, la psychanalyse a pour but une meilleure compréhension des ressorts invisibles de la psyché. En s’efforçant de les rendre visibles, il lui arrive parfois de « soigner » mais c’est, comme il est coutume de le dire, « par surcroît ».

En conséquence, mélanger, comme le fait Roszak, la psychanalyse et la psychiatrie incite à mettre les différents éléments sociétaux étudiés sous le registre de la seule psychopathologie, problème que Joseph Reser a lui-même soulevé :

« Continuellement, dans les écrits de Roszak, il est fait référence à la maladie mentale et à la folie, à la fois sur un niveau et une échelle collectifs, au regard de ce que nous avons fait et de ce que nous faisons à l’environnement, ainsi qu’au regard du malaise individuel et de la distorsion de l’esprit[3]. »

Définition de la psychologie

Quant à la psychologie proprement dite, Roszak en donne cette définition :

« A son niveau le plus profond, la psychologie est la recherche de la santé mentale. Et la santé mentale, à son niveau le plus profond, est la santé de l’âme. La psychologie, quelles que soient les techniques qu’elle utilise, est nécessairement une quête philosophique, une étude critique de la conduite éthique, du but moral, et du sens de la vie. Chaque système majeur philosophique et religieux du passé a développé lui-même une psychologie, cherchant à guérir l’âme de ses blessures et la guidant vers le salut[4]. »

Aucun psychologue ne pourra reconnaître sa discipline dans une telle définition, et cela pour quatre raisons :

–          La psychologie n’a pas pour vocation la recherche de la santé mentale. Etymologiquement, la psycho-logie est un discours sur la psyché, autrement dit elle est l’étude des processus psychiques et de leurs traductions en des comportements humains.

–          Elle n’est pas non plus une quête philosophique. Certes, la philosophie – amour de la sagesse – peut s’appuyer sur la psychologie quand celle-ci lui apporte des arguments pour ses développements. Mais les psychologues ne prétendent pas être des philosophes. Tout au plus parle-t-on de « métapsychanalyse », quand les psychanalystes dépassent le cadre de l’observation clinique pour en tirer des hypothèses sur l’être humain dans son rapport à lui-même, aux autres et au monde.

–          La psychologie n’est pas davantage une étude critique. Elle se contente d’observer, de rendre compte, et, à partir de là, d’en déduire des processus.

–          Enfin, Roszak va vers une vision de la psychologie qui aurait œuvré pour le salut de l’âme, ce qui laisse apparaître une dimension quasi-religieuse. Même si Freud et Jung à sa suite ont employé le mot « âme », on ne peut inclure la psychologie ni dans un système philosophique, ni dans un système religieux. Le terme « psychologie » est apparu seulement au XVIe siècle et ne s’est vraiment imposé qu’à partir du XIXe siècle. Ce dont parle Roszak est en réalité de la « psychologie populaire » et non pas une discipline reconnue.

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 Une confusion entre les stades prérationnel et transrationnel

 A plusieurs reprises, Roszak nous rappelle que les scientifiques sont sous l’influence « de leurs besoins émotionnels, de leurs enjeux psychiques, de leur fierté intellectuelle[5] » quand ils élaborent des hypothèses, ce qui peut les conduire à des vues erronées ou tronquées. Mais ceci peut aussi s’appliquer à lui-même. Son lyrisme qui touche à l’excès dans certaines parties de l’ouvrage (par ex. le chapitre sur « la vérole urbaine ») questionne. De même sa manière d’aborder les différentes théories psychologiques ou psychanalytiques, pour en extraire les concepts qui peuvent être mis au service de l’écologie, puis de critiquer ces mêmes théories pour en conclure de manière systématique qu’elles « ratent le coche » (parce qu’elles ne prennent pas en considération l’environnement naturel), interroge quant aux croyances sous-jacentes à l’œuvre.

Roszak passe en revue les approches freudienne puis jungienne, puis se tourne vers la psychanalyse existentielle, les théories de la relation d’objet et la psychologie humaniste. Il aborde les travaux de chercheurs tels que Victor Frankl, Abraham Maslow, mais aussi Georg Groddeck, Wilhelm Reich, Donald Winnicot… pour y déceler l’ébauche d’un « moi écologique ». Reich parle en effet de « cœur biologique », Groddeck de l’autonomie et du pouvoir du Ça et Winnicot d’un « environnement parfait ».
Emporté probablement par son souhait que le monde change, Roszak s’adonne en réalité à une sorte de « bidouillage » des théories psychanalytiques pour finalement avancer sa conception d’un « inconscient écologique » qui serve ses convictions. A titre d’illustration, voici deux exemples témoignant de ce passage en force : le premier concerne la nature soi-disant pleine de sagesse du Ҫa ; le second, « le monde enchanté de l’enfance ».

La sagesse du Ҫa contre l’infantilisme de la société

Dans ce chapitre, Roszak reprend la théorie des trois instances « Ҫa, Moi et Surmoi », développée par Freud. Le Ҫa correspond à la partie pulsionnelle de la psyché. Il est régi par le désir de satisfaire les besoins instinctifs, ou pour le dire autrement par le « principe de plaisir ». Le petit enfant est largement animé par le Ҫa : il se manifeste selon ses pulsions. Le Surmoi correspond à l’intériorisation progressive chez lui des interdits parentaux et sociétaux. Il résulte de la demande collective de se conformer à un code de conduite pour le vivre-ensemble. Quant au Moi, il représente la part rationnelle de la psyché qui, en se développant, pourra de mieux en mieux gérer les problématiques rencontrées. Sous l’effet du Surmoi, le Ҫa se trouve ainsi de plus en plus délimité, borné, circonscrit. De cette situation résulte un conflit interne vécu par le Moi, entre les tendances pulsionnelles et les contraintes sociales.
Il est clair qu’à l’époque de Freud les interdits sociétaux, notamment en matière de sexualité, dépassaient la mesure, ce qui pouvait donner naissance à des Surmoi rigides, souvent impitoyables. Cette situation a conduit l’un des praticiens de la psychanalyse, Wilhelm Reich, à développer des idées libertaires qui encourageaient les patients névrosés à une émancipation de leurs pulsions face aux contraintes sociales. C’est en s’appuyant sur cette pensée reichienne que Roszak en arrive à affirmer, au nom de Freud, que les parents « rendent fous leurs enfants ». Selon lui, les petits d’Homme seraient, au départ, parfaitement honnêtes, aimables et coopératifs et l’éducation, la seule grande responsable de leurs problèmes à venir. Un cadre manichéen est ainsi mis en place : d’un côté, la répression culturelle ; de l’autre, une vie des origines idéalisée, un état primordial de perfection et de félicité, ancré dans le Ҫa, « ce cœur psychique protohumain » en relation unitaire avec la nature. Un cadre pour une « épiphanie du Ҫa » en quelque sorte[1] !
Certes, les études récentes sur le comportement des enfants ont montré que les qualités d’empathie et de bienveillance ainsi que le désir de coopérer avec autrui apparaissent très tôt chez eux. D’ici à ne voir en eux que la seule figure d’adorables bambins, il y a de la marge ! Pourtant, c’est bien de « sagesse du Ҫa » que Roszak veut parler :

« Le Ҫa est très ancien, et pour cette raison bien adapté ; la société civilisée qui veut l’instruire est l’élément « infantile » dans le tableau[2]. »

Nous serions donc invités à nous laisser mouvoir par cette « sagesse » ancestrale pour, grâce à elle, retrouver l’Eden perdu : une forme de vie primordiale et sauvage salvatrice. Mais revenir à « la nature », qui plus est à la prétendue « nature » du sujet, ne veut rien dire. Il ne saurait exister d’état naturel. En réalité, nous sommes le fruit d’une coévolution. Nous ne pouvons penser le monde qu’à travers l’univers de significations symboliques que nous avons forgé au cours de notre histoire au cœur des territoires. Rien n’est statique. Rien n’est figé. La nature et la culture participent d’un même flux évolutif, toujours changeant, jamais arrêté. Il n’y a jamais eu véritablement de rupture mais une co-construction sans cesse renouvelée. Ce sont seulement nos imaginaires narcissiques et notre réticence vis-à-vis de la complexité qui nous jouent des tours, en nous faisant croire à la disjonction.

L’enfance enchantée

Roszak poursuit en allant à la rencontre d’un autre auteur, Harold Searles, qu’il présente comme « un membre hautement original de l’école freudienne », un psychanalyste qui « a entrepris une étude ambitieuse du rôle de la biosphère dans la névrose et le développement de l’enfant ».
Searles, dit-il, a adopté une position similaire à la sienne[7] en montrant que l’élargissement de la pensée psychanalytique demandait une étape supplémentaire: évoluant de l’étude de l’individuel à celle de l’interpersonnel puis à celle de la relation individu-société, il lui faut maintenant franchir un nouveau pas en incluant l’environnement non-humain.
Mais Roszak fait des erreurs en transcrivant la pensée de Searles. Ainsi il écrit :

« Searles avança la possibilité d’un stade “préobjectal“ dans le développement de l’enfant dans lequel existe un lien antérieur à la connexion à la mère pré-oedipienne. Il identifia une phase encore plus précoce de “ressenti profond de parenté“ avec l’environnement non-humain, atteignant peut-être une profondeur du niveau subatomique[8]. »

En réalité, Searles ne parle aucunement d’une antériorité au lien à la mère. Certes, il évoque « un stade primitif du développement, dans lequel l’enfant n’est pas encore conscient de la distinction entre lui-même et ce qui l’entoure[9]. » Mais « ce qui l’entoure » est constitué autant d’humains – avec au premier plan la mère – que d’êtres vivants non-humains et d’objets inanimés.

« Si le nourrisson se trouve pendant un temps incapable de faire le partage entre lui-même et son entourage humain, incapable aussi… de discerner, dans le monde extérieur, l’animé ou l’inanimé, on peut supposer qu’il est également incapable, pendant au moins quelques temps après sa naissance, de faire la distinction entre lui-même et son environnement non humain, qu’il soit inanimé, végétal ou animal. »

Le stade de non différenciation est en fait global. Dès lors, nous nous demandons pourquoi Roszak fait dire à Searles ce qu’il n’a pas dit : à savoir l’idée d’une antériorité du lien avec l’environnement non humain, qui de plus atteindrait une profondeur quasi-« subatomique » !
Le point crucial apparaît lorsque Roszak reproche à Searles « un tournant inattendu dans ses efforts de pionnier ».

« Aussi significatives que les relations de la psyché avec le monde non-humain puissent être,  pour Searles, elles étaient imprégnées d’une angoisse qui vient de notre peur d’être englouti dans le chaos de ce monde. Finalement, il croyait qu’une séparation durable d’avec l’environnement non-humain devait se faire. La personnalité doit grandir au-delà de toute “régression au Moi infantile primitif“ pour développer “un sens de l’intégrité et de l’indépendance“. Il ne doit y avoir aucune “dissolution des frontières du Moi“…. La relation, non l’unité est le but de la maturité. En cela, il ne prête pas davantage de valeur au “sentiment océanique“ que Freud ne l’a fait. »

Après avoir écrit cela, Roszak enchaîne avec le chapitre suivant, « l’enfance enchantée », dans lequel il fait appel à la vision des Romantiques :

« L’innocence des enfants les dote d’une pureté de perception. C’est avec une réponse animiste instinctive qu’ils accueillent la vie, spécialement le monde naturel autour d’eux. A leurs yeux, il est vivant et personnel. Il possède une voix. Dans la lucidité de leur expérience, quelque chose de l’ancienne vision sacrée de la nature renaît[10]. »

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Roszak  fait ainsi l’apologie de la vision animiste enfantine. Il se détourne des lois psychiques sur lesquelles Searles insiste tant – « le maintien de la conscience de son individualité en tant qu’être humain » qui conditionne l’accès au sentiment d’ « apparentement[11] » pour faire retour dans un passé fascinant, celui de « l’enfance enchantée » ou celui des traditions imprégnées de magie : « l’ancienne vision sacrée de la nature renaît ».
Au moment même où il se distancie de Searles pour défendre son idée de la prévalence de l’unité homme-nature, Roszak fait appel à une vision séduisante qui coupe net le fil de la démarche du psychanalyste : le travail minutieux et circonspect, nécessaire pour comprendre la complexité psychologique. Roszak se tourne vers la « philosophie romantique » dont le philosophe et psychanalyste Charles Baudouin parlait en ces termes : « plus rêveuse que rigoureuse, dont nous avons d’ailleurs reconnu à diverses occasions la profondeur, mais dont certaines propositions extrêmes, ne peuvent guère ne pas faire sourire[12] » et dont le philosophe Pierre Hadot signalait le risque de « primitivisme »[13].
L’absence d’expérience chez Roszak fait qu’il ne connaît pas concrètement la réalité dangereuse de la psychose susceptible d’engloutir le moi quand celui-ci est trop fragile. (Pourtant, des médecins romantiques avaient décelé ce danger de l’inconscient.) Prôner une dissolution des frontières du moi, pour se sentir en union avec la nature, peut exercer une forte attirance chez les personnes. Jouer avec les concepts en dehors de toute observation clinique, pour faire rentrer le réel dans une logique attrayante, risque d’emmener sur un terrain qui n’est plus solidement pensé et qui devient, par conséquence, propice à toutes les simplifications naïves fonctionnant comme autant de miroirs aux alouettes. Le danger alors est de favoriser une dissolution dans l’indifférencié, l’opposé d’une croissance vers une véritable maturité qui prenne en compte le lien de parenté entre l’être humain et son environnement.
Le risque est celui de nous fondre dans un grand tout où ni soi ni l’autre n’existent plus, au lieu d’endosser pleinement notre spécificité humaine. Pourtant, c’est seulement à partir de là, en devenant vraiment qui nous sommes, que nous pourrons rencontrer réellement la nature, qu’elle pourra vraiment apparaître telle qu’elle est et non pas telle que nous l’imaginons. Le philosophe israélien, Martin Buber, l’affirme : « l’entrée en relation » présuppose « une mise primordiale à distance ». Se mettant dans ses pas, Searles poursuit :

« De même, pour parvenir, avec le monde non humain, à … (une) relation d’apparentement…, l’homme doit au préalable avoir été capable de “le mettre à distance“ – il doit s’en être reconnu séparé[14]. »

Les mots que Roszak emploie pour traduire les idées de Searles posent problème : « séparation durable », « aucune dissolution des frontières du moi ». Nous ne reconnaissons pas là le style de l’auteur de L’environnement non humain. Même si ce dernier insiste sur la nécessité d’acquérir une maturité solide qui repose sur l’émergence d’un moi différencié, il n’est pas aussi catégorique que Roszak semble le dire. Ainsi, il écrit :

« Ce serait pourtant une grave erreur que d’affirmer que des expériences d’union subjective avec le milieu non humain n’ont aucune place, à aucun moment, dans l’existence de l’individu mature[15]. »

 En reprochant à Searles de mettre l’accent sur la distinction et non l’unité, Roszak tombe dans l’erreur que le philosophe Ken Wilber a pointée sous le nom de « confusion pré-trans ». Dans l’évolution de l’espèce humaine mais aussi dans le développement de l’individu, trois stades sont à distinguer : pré-rationnel (ou pré-personnel), rationnel (ou personnel) et transrationnel (ou transpersonnel). S’il est facile de distinguer le stade rationnel du stade pré-rationnel, il n’en est pas de même en ce qui concerne le transrationnel et le pré-rationnel. Les deux sont non rationnels, non personnels, ce qui peut générer beaucoup de confusion, notamment l’erreur d’élever « à une gloire transrationnelle » des domaines qui sont uniquement de l’ordre du prérationnel. Le stade rationnel, indispensable pour prendre du recul lors de l’étude du domaine de l’irrationnel (afin de ne pas s’y laisser engloutir), se trouve alors shunté, au profit d’une vision d’un Eden historique duquel les êtres humains ont fait l’erreur de s’éloigner et vers lequel il leur faut retourner.

« Ne pas comprendre cette nuance a deux conséquences déplorables : non seulement, cela dévalue le moi, mais encore cela élève la nature, et lui confère un aspect romantique… L’homme se berce alors de l’illusion que les phases d’évolution antérieures – prépersonnelles, subhumaines, subconscientes – constituaient une sorte de paradis transpersonnel, alors qu’il ne s’agissait ni plus ni moins que de forces physiques et de pulsions animales[16]. »

Pour véritablement dépasser la logique rationnelle, la logique du « moi », pour atteindre une auto-transcendance, le chemin est d’abord d’établir le « moi », dans ses frontières, et de le rendre solide. C’est en développant l’affirmation de lui-même et sa conscience propre que le sujet peut progressivement sortir de ses tendances égotiques infantiles ainsi que de l’ignorance illusoire de la « matrice-fusion » primitive dans laquelle Je et Tu n’existent pas encore.
D’ailleurs John Davis, psychologue s’intéressant aux pratiques spirituelles (Université de Naropa, USA), affirme que « pour la psychologie transpersonnelle, comme pour beaucoup d’autres approches, le sentiment d’un soi séparé est vu comme le résultat d’une histoire personnelle et se caractérise par un sens de l’autonomie et de séparation d’avec l’environnement. Cependant, poursuit-il, l’approche transpersonnelle diffère des autres approches parce qu’elle décrit des états dans lesquels le soi transcende cette étroite identification[17]. »
Le propos est clair : l’établissement du « moi » est nécessaire avant d’envisager des états de conscience transpersonnels. Suite à cette mise au point, John Davis reprend à son compte l’opinion de Ken Wilber selon laquelle l’écopsychologie risque de créer involontairement un conflit entre culture et nature, entre « ego » et « eco ».
Ce développement permet d’aborder un autre point important dans notre analyse de The Voice of the Earth, la tendance à l’écocentrisme au détriment de l’humain.

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Sous l’écocentrisme, …la régression narcissique

A vouloir à tout prix ancrer le psychologique dans l’écologique, ce que Roszak cherche à faire, il en arrive à omettre ce fait fondamental : il est impossible de séparer l’environnement non humain, aussi significatif soit-il pour la psyché, de « l’enveloppe humaine » qui est celle du sujet.

L’expérience précoce que le nourrisson, puis le petit enfant, fait de son milieu est étroitement lié d’abord aux soins de sa mère (le chaud, le froid, le doux, le piquant…), mais aussi aux réactions signifiantes (émotions, paroles, actes) qui sont celles de ses proches en relation avec tout ce qui est autour. Pour l’être en développement, le rapport à l’environnement est médiatisé par les adultes qui s’occupent de lui, puis par la société en son entier.

Roszak néglige cette intrication complexe. C’est ainsi qu’il déclare que la santé mentale ne peut être obtenue tant qu’on traite les personnes seulement dans la ville.

« Malgré les bénéfices que les clients sont susceptibles d’acquérir pendant les 50 minutes de psychiatrie à 100 dollars l’heure, j’ai plutôt le sentiment que la plupart d’entre eux les perdent lors de leur retour pénible à la maison par l’autoroute[18]

Ainsi, il va dans le sens d’un cloisonnement entre ville et campagne et même entre nature extérieure et nature intérieure. Bien que beaucoup plus circonscrite, la nature est présente en ville : ciel, nuages, soleil, parcs… En outre, le patient arrive à son rendez-vous avec une nature intérieure dont il parle abondamment. Qui plus est, il n’évoque pas seulement ses liens avec les autres êtres humains mais aussi ses liens avec les lieux et les êtres vivants non humains. Il parle des animaux familiers qui ont compté (ou comptent encore) pour lui, des lieux de son enfance, des perturbations vécues lors des déménagements… et même parfois de sa souffrance devant la perte de la biodiversité et de son inquiétude face aux désastres écologiques[19].

Par ailleurs, bien que Roszak affirme que la société modèle en grande partie les personnes qui la constituent, il n’en tire pas pour autant toutes les conclusions nécessaires, notamment l’importance de traiter les problèmes à ce niveau sociétal. Certes, il assigne aux thérapeutes un rôle heuristique, « celui de soulever les questions concernant nos critères au regard de la santé mentale[20] », certes il dessine une perspective souhaitable, celle de passer de la quantité à la qualité, mais il fait l’économie d’une réelle approche de l’interdépendance des éléments économiques, politiques, techniques, éducationnels, culturels, sociétaux… et écologiques. Il ne mentionne pas que la crise systémique passe aussi par les institutions, par les organisations collectives.

Roszak prône un « connais-toi toi-même » qui permet l’expression du « besoin authentiquement personnel d’une nouvelle qualité de vie ». Mais il est à craindre que la démarche encouragée ne soit réduite à celle d’une libération des besoins corporels (sécurité, sexualité, expression de soi…). Après la tendance répressive de la société d’avant les années 1960, un tel mouvement était nécessaire, mais il est largement insuffisant en terme d’intégration conduisant à une croissance de la conscience. Aujourd’hui, le problème de notre société est davantage celui d’un narcissisme exacerbé au détriment des capacités relationnelles et du sens des responsabilités. L’accent est mis sur le droit au bonheur et à l’accomplissement de soi, ce qui détourne de l’engagement social. En invitant à se reconnecter à une sensibilité animiste, Roszak met l’accent sur l’importance d’être en contact avec « la sagesse du ça ». Mais il apparaît qu’il s’agit bien davantage d’une invitation à se laisser emporter par le désir fantasmatique de « ne faire qu’un avec le monde » qu’un souci réel pour les autres, qu’ils soient humains ou non humains.

Andy Fisher relève à ce propos le fait que l’écopsychologie manque d’une pensée sociale.

 « Si nous cherchons, en toute bonne foi, à comprendre la psychopathologie dans la relation homme-nature, nous ne pouvons échapper à l’examen de la médiation sociale de cette relation. Si la psyché existe au-delà des frontières de la peau, alors cela devient un phénomène social autant qu’écologique, et relie notre aliénation vis-à-vis de la nature à notre aliénation vis-à-vis de la société humaine[21]. »

Joseph Reser insiste lui aussi sur la dimension sociale, trop oubliée par l’écopsychologie :

 « Quand on regarde les autres cultures, il est évident que l’individualisme occidental est une anomalie culturelle et, alors que la construction du soi varie énormément à travers le globe, elle est typiquement plutôt collective et interdépendante. Même en Amérique du Nord, il est reconnu que les changements d’attitude doivent prendre en compte le contexte de changement sociétal, normatif[22]. »

Autrement dit, notre personnalité est en grande partie façonnée par la société, en raison de nos besoins de nous sentir acceptés par elle. La nécessité est donc de regarder aussi ce qui se passe au niveau sociétal en Occident – notamment dans la tendance à exacerber une consommation soi-disant épanouissante – pour se donner la possibilité de développer des axes d’action adaptés.

Le changement souhaité par Roszak – que les êtres humains se comportent d’une manière soutenable pour la planète – n’est pas seulement l’affaire de chaque individu mais aussi l’affaire de tous. En effet, chacun ne peut agir qu’à son niveau individuel, autrement dit son pouvoir se limite à son propre périmètre. Son action ne sera vraiment effective qu’à la condition d’être relayée par celle des autres, c’est-à-dire lorsqu’elle sera incluse dans un réseau qui la fera passer à une dimension collective. (A titre d’exemple, pour sortir une voiture d’une ornière, il est nécessaire que plusieurs coordonnent leurs efforts et leurs manœuvres est inefficace tant que chacun pousse sans tenir compte des autres.) Le réseau fonctionne comme un filet qui permet de mieux faire obstacle aux comportements destructeurs. En outre, il donne conscience de la dimension collective et encourage chacun à passer d’un objectif en commun à un objectif commun. C’est ainsi que nous pouvons évoluer d’une transformation individuelle à une transformation collective puis à une transformation sociétale.

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Les huit principes de l’écopsychologie

A partir des huit principes que Roszak propose pour l’écopsychologie à la fin de son ouvrage[23], nous avons voulu mettre en évidence le « noyau dur » de ses propos afin de saisir l’essentiel du message. Pour une meilleure compréhension, nous avons regroupé d’une part tout ce qui est dit sur l’inconscient écologique et d’autre part tout ce qui est dit sur l’écopsychologie.

L’inconscient écologique

Pour Roszack, l’inconscient écologique est « le cœur de l’esprit ». C’est lui qui donne vie et santé.

  • Il contient « l’empreinte vivante de l’évolution cosmique » et « le sens inhérent de la réciprocité environnementale ».
  • Il « garantit de la folie industrielle ».
  • il « est la voie vers la santé mentale ».
  • il se régénère « dans le sens du monde enchanté de l’enfance ».

Nous en déduisons qu’en dehors de l’inconscient écologique il n’y a point de salut !

Mais « l’inconscient écologique » est un concept peu étayé, qui mérite discussion. L’adjectif « écologique » pose déjà problème en soi, l’écologie se rapportant soit à une science (la science des relations avec notre habitat), soit à un mouvement sociétal. On est loin d’un contenant de tendances innées !

Pour arriver à l’idée d’un insconscient écologique, Roszak part du concept d’inconscient collectif, créé par Jung – à savoir un espace où s’élaborent des images primordiales (archétypales) de l’humanité – et lui adjoint un contenu plus vaste : l’expérience pré-humaine. A la lumière de la nouvelle cosmologie, « nous avons, déclare-t-il, la possibilité de réinterpréter radicalement l’inconscient collectif. Il pourrait alors être considéré comme le dépositaire des archives évolutionnaires qui relient la psyché à la grande étendue de l’histoire cosmique. » Ce que Roszak oublie en chemin, c’est la précaution avec laquelle Jung parle de l’inconscient collectif et son insistance à mettre l’accent sur la dialectique nécessaire entre la conscience rationnelle et le monde pré-rationnel animiste. Pour aborder, sans risque de s’y perdre, les contenus archaïques qui gisent dans les profondeurs de la psyché, il faut savoir faire appel à la raison car c’est elle qui permet de distinguer, de discriminer et de donner du sens, qui joue en somme le rôle de garde-fou.

En parlant de l’« inconscient écologique », Roszak évoque un « sens naturel de la réciprocité environnementale » et les attributs qu’il lui donne ne sont que bénéfiques. Cette position ressort ici aussi d’une vision naïve et simpliste car l’inconscient, comme nous l’a montré la psychanalyse, est le siège de tensions entre des instances antagonistes, voire contradictoires. Autant, pour la plupart d’entre nous l’éventualité d’explorer l’inconscient des psychanalystes fait peur, en raison des risques qu’il comporte et des bouleversements qu’il engendre, autant celui de Roszak donne envie de s’y  baigner voluptueusement, voire de s’y engloutir.

L’écopsychologie


«  (8) L’écopsychologie affirme qu’il y a un jeu de synergie entre le bien-être de la planète et le bien-être personnel. Le terme « synergie » est choisi délibérément en raison de sa connotation traditionnelle théologique : il exprimait que l’humain et le divin étaient unis dans la quête du salut. La translation écologique contemporaine du terme pourrait être : les besoins de la planète sont les besoins de la personne, les droits de la personne sont les droits de la planète. »

L’utilisation ici de l’adjectif « théologique » et du mot « salut » veut-elle signifier que l’écopsychologie est une nouvelle religion avec tout ce que cela sous-entend de croyance et de dévouement ?

Forte de cette identité transcendantale, voilà l’écopsychologie chargée d’une mission thérapeutique :

  • « soigner l’aliénation la plus fondamentale entre la personne et l’environnement naturel »,
  • « retrouver la qualité d’expérience animiste innée de l’enfant chez des adultes “fonctionnant de manière saine“ »,
  • nous guérir de notre tendance « masculine » à « dominer la nature comme si elle était une étrangère et une zone de non-droit » ; aider à la démystification « des stéréotypes sexuels ».

Pour cela, elle doit créer « un moi écologique » dont la maturation se fera « dans le sens d’une responsabilité éthique vis-à-vis de la planète » et « des autres humains ». L’écopsychologie cherchera « à introduire cette responsabilité dans la trame des relations sociales et  des décisions politiques » qui éviteront « la domination à large échelle » et « la suppression de la personne » car elles sont destructrices du « moi écologique ».

Elle aura recours

  • « aux techniques de guérison traditionnelles des peuples premiers,
  • au mysticisme de la nature tel qu’il s’est exprimé dans la religion et dans l’art,
  • à l’expérience des espaces sauvages,
  • aux  “insights“ de la Deep Ecology,
  • à l’écoféminisme,
  • à la spiritualité féministe ».

En somme, « l’homo ecopsychologicus » en se branchant sur son inconscient écologique sauvera la planète et le genre humain grâce à son engagement militantiste.

Les propos de Roszak sont, selon nous, beaucoup trop simplificateurs et confus pour servir de support à une action collective et concertée des humains. En voulant à tout prix éviter le dualisme pour retrouver l’unité  avec la nature, il ne fait que tronquer la relation dialectique entre l’homme et son environnement naturel. Or c’est par la confrontation des besoins de l’un avec ceux de l’autre que l’humanité progressera en niveau de conscience dans la compréhension de sa place dans le cosmos et dans le processus de l’évolution.



[1]
The Voice of the Earth, Phanes Press, 1992, p.19.
[2] Ce qui a fait dire à Lester Brown que The Voice of the Earth n’est « rien de moins qu’une psychanalyse de la civilisation » et que Roszak « essaye de faire pour notre relation à la Terre ce que Freud a fait pour nos relations les uns avec les autres » (4ème page de lecture, The Voice of the Earth, op. cit.).
[3] Joseph Reser, « Whither environmental psychology ? The transpersonal ecopsychology crossroads »,  Journal of Environmental Psychology n°15(1995).
[4] Theodore Roszak, The Voice of the Earth, p.51.
[5] Ibid., p. 128
[6] Ibid., p.294
[7] Toutefois, c’était trente-deux ans plus tôt !
[8] Th. Roszak, op. cit., p.295.
[9] Harold Searles, L’environnement non humain, Gallimard, 1986, p. 53.
[10] Th. Roszak, op. cit., p.296.
[11] Harold Searles écrit : « L’homme ne se trouve pas, face à la réalité non humaine, dans la situation d’un étranger mais d’un proche parent. », op. cit. p.27.
[12] Charles Baudouin, De l’instinct à l’esprit, Dealchaux et Niestlé, 1970, p.137.
[13]  Pierre Hadot, Le Voile d’Isis, Gallimard, 2004.
[14] H. Searles, op. cit., p.108
[15] Ibid., p.112
[16] Ken Wilber, Les trois yeux de la connaissance, le Rocher, 1987, p.220 et 221. Voir aussi le passage « Nos représentations du monde changent » (p.88) dans Pour une écologie intérieure de Marie Romanens et Patrick Guérin (Payot, 2010).
[17] John Davis, « The transpersonal dimensions of Ecopsychology : nature, nonduality, and spiritual practice » in The Humanistic Psychologist, 1998, vol.26, p.60-100.
[18] Th. Roszak, op. cit., p.310.
[19] Cf. Marie Romanens et Patrick Guérin, Pour une écologie intérieure.
[20] Th. Roszak, op. cit., p.311.
[21] Andy Fisher, Radical Ecopsychology, State University of New York Press, 2002, p.21.
[22] J. Reser, op. cit.
[23] Th. Roszak, op. cit., p.319 à 321.

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