« Radical ecopsychology » chapitre 3

Pour Andy Fisher, il faut revenir à l’expérience.

« Nous avons besoin d’enraciner l’investigation écopsychologique dans l’expérience vécue[1]. »

Malheureusement, notre époque n’accorde pas assez de valeur à l’expérience. Le malaise de notre société est peut-être bien en rapport avec ce manque de considération vis-à-vis de notre vécu subjectif. Dans ce contexte,

« L’écopsychologie… est fondamentalement une réponse à la violence (car violenter quelque chose est précisément insulter sa nature). »

En comprenant que la crise systémique actuelle provient d’une violation à l’égard du processus de vie, elle peut faire le lien entre le mal-être des personnes et l’état de dégradation de la planète, l’un et l’autre étant engendrés par le système technologique, capitaliste, de notre société.

« A partir de là, l’objectif de l’écopsychologie est d’oeuvrer à la récupération de notre capacité à percevoir cette violence et à lui répondre[2]. »

L’objectif est donc de redonner place à nos sensations et nos émotions, en leur accordant de la valeur.

La dimension expérientielle

Même si nous ne le reconnaissons pas, la dimension expérientielle est partout. Le ressenti est constant et omniprésent dans l’existence humaine, c’est pourquoi Heidegger l’a appelé : « le mode de base » de l’être humain.

Pour décrire le processus de l’expérience, Andy Fisher s’appuie sur les théories développées par Eugen Gendlin, philosophe phénoménologue et psychologue américain dans la tradition du mouvement humaniste, qui a été à l’origine de l’invention du Focusing.
La sensibilité corporelle interagit constamment avec les symboles. Par exemple, toute idée ou concept ne prend véritablement son sens qu’à la condition de toucher l’être au niveau corporel, à la condition de laisser parler ce que Gendlin nomme « le sens corporel ». Par exemple, un mot en lui-même n’est qu’un bruit – il n’a aucune signification -, jusqu’à ce qu’il soit véritablement ressenti. Le ressenti est la base corporelle sous-jacente de l’être qui donne du sens à la figure.
En sens inverse, le « sens corporel » peut être appelé, dans une situation donnée, à se révéler en donnant lieu à des dimensions symboliques émergentes : images, mots, idées, souvenirs… Quand le ressenti corporel commence à apparaître, il est parfois clair mais le plus souvent flou. Prendre le temps de l’écouter en tant que référentiel permet à d’autres capacités de surgir : la dimension symbolique commence alors à se déployer et, avec elle, apparaît la signification de ce qui arrive. Il s’agit là d’un processus de révélation et non d’une interprétation ou d’une analyse du vécu corporel, car ce dernier a déjà en lui-même un sens (voire même plusieurs).

A ce point, Andy Fisher se réfère à la pensée de Merleau-Ponty, pour qui « le sens est invisible ». Le visible porte en gestation l’invisible, autrement dit l’âme.

« Ce qui est présent de façon tangible est toujours rempli par ce qui est absent, par une atmosphère intangible que nous ressentons implicitement… La signification de la figure, l’interprétation que nous en faisons, est elle-même médiatisée par le ressenti de base. Cette relation figure/fond (thème/horizon, explicite/implicite, focus/champ) est la structure de base de l’expérience[3]. »

Toujours citant Merleau-Ponty, Fisher précise que nous n’avons accès à la nature qu’au travers d’une écoute de ce qui se passe dans notre propre corps et que notre divorce d’avec elle s’origine dans la surdité dont nous sommes affectés. Pour dépasser notre état d’aliénation, il nous faut donc retrouver le chemin de l’incarnation.

« Le processus vivant a une certaine autonomie. »

Pour Freud, le Ça (la part pulsionnelle de l’être) est asocial, il doit être contrôlé en raison des risques de chaos que nos tendances irrationnelles peuvent déclencher. Mais Andy Fisher propose une autre interprétation de la nature humaine, inspirée à la fois par le champ de la psychologie humaniste et par la phénoménologie.

« Ce que Freud ne reconnaissait pas… c’est la créativité continuelle de l’organisme humain, sa sagesse inhérente, sa connaissance holistique, son auto-organisation[4]. »

La méthode du Focusing invite à écouter le ressenti corporel car il y a là un sens dont nous n’avons pas encore conscience, qui apparaît seulement si nous lui accordons de l’importance, et qui nous ouvre alors un vaste champ de créativité. Il s’agit d’écouter ce qui « sonne juste » ou pas en nous. Même les ressentis difficiles ne doivent pas être rejetés mais vécus petit à petit, car ils nous conduisent vers une compréhension plus grande de notre vie et de nouvelles possibilités d’être et de faire.

Critique de la vision nihiliste :

Andy Fisher critique la vision nihiliste de nombre d’intellectuels modernes et la tendance à privilégier le langage et la culture au détriment du corps.

« Ce qu’ils ne reconnaissent pas est un instant organique, ressenti corporellement, à l’intérieur de l’expérience. En d’autres mots, ils ne tiennent pas compte des formes symboliques et de l’interaction expérientielle dans un processus vivant. L’une des conséquences de ceci est une tendance à localiser le sens seulement dans le langage, plutôt que dans un processus plus large de vie corporelle dans le monde qui inclut le langage…. 
J’insiste sur la question du langage car elle est cruciale pour l’écopsychologie. Sans un espace extralinguistique pour notre expérience, sans une ouverture au-delà de nos habituelles symbolisations, les significations que nous trouverons dans la relation à la nature ne pourront jamais être autres que ce que nos formes de langage existantes disent déjà[5]

L’unité du corps et du monde

Au lieu de rester accrochés à l’idée d’une séparation qui privilégie le langage et la culture, il s’agit de reconnaître l’unité du corps et du monde, leur interrelation constante. La réalité se révèle à nous à travers le contact entre soi et les autres, soi et le monde.

« Le corps est le lieu d’intersection entre l’intérieur et l’extérieur, le soi et le monde ; il appartient aux deux domaines, il est le médiateur de leurs relations…
Que je prête attention à une sensation ou pas, il ne s’agit pas d’un évènement uniquement intérieur, mais d’un ressenti préreflexif de toute la situation extérieure que je sens de l’intérieur. Le sens corporel est ainsi une connaissance corporelle du comment je suis dans le monde, qui existe avant tout clivage entre intérieur et extérieur…[6]
Pour faire court, tels que nous les vivons, ce qui différencie le corps et le monde “n’est pas une frontière mais une surface de contact” (Merleau-Ponty).  »
« En dehors de cette interaction, il n’y a pas de Je[7]. »

Quand la nature humaine est violentée

La souffrance pathologique provient du rejet de nos attentes, elle découle de la non-reconnaissance de nos besoins. Dans notre monde, existent des forces sociales qui entrent en conflit avec nos aspirations les plus essentielles. Cette situation est génératrice :
– de comportements d’adaptation, ce qui signifie une certaine désensibilisation.
– d’un état de rigidité, plein de peurs. Il y a perte de soi. Nos vies sont gelées.
– de conflit avec notre élan vital.
– de honte, de sentiment d’isolement et de perte de sociabilité. Lorsque nos besoins ne sont pas reconnus, nous devenons honteux d’être comme nous sommes, ce qui provoque des perturbations dans notre vie sociale.
– de frustration vis-à-vis du processus vivant.

Actuellement, nous vivons à une époque de perte du sujet. La réalité économique a tendance à détruire les personnes en les aliénant. Pour survivre, elles sont obligées de s’adapter au « système », elles en deviennent les instruments (les ressources humaines). Le monde capitaliste générant la crainte de l’insécurité rend chacun de nous plus vulnérable, ce qui engendre une difficulté à changer.
C’est un fonctionnement pervers qui violente à la fois la nature humaine et la nature non humaine.

« De mon point de vue, une grande part du travail de l’écopsychologie est d’aller vers la clarification de la connexion… entre cet état morbide de notre vie expérientielle et nos problèmes écologiques[8]. »

 

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[1] Andy Fisher, Radical ecopsychology, Psychology in the service of Life, State University of New York Press, 2002, p. XVII.
[2] Ibid., p. 55.
[3] Ibid., p. 58.
[4] Ibid., p.60.
[5] Ibid., p.63 et 64.
[6] Ibid., p. 64 et 65.
[7] Ibid., p. 65.
[8] Ibid., p. 83.