De la psychologie humaniste à la psychologie naturaliste
Andy Fisher fait appel aux théories de la psychologie humaniste. Cependant, l’ironie est que cette dernière s’attache exclusivement à la nature humaine, en négligeant le reste de la nature ! En cela, elle se situe dans la droite ligne de la tradition humaniste. Pour cette raison, Andy Fisher préfère développer sa propre psychologie, une psychologie non plus « humaniste » mais « naturaliste ».
Les différentes représentations de la nature
Il existe d’innombrables manières d’interpréter la réalité. Selon les approches culturelles, la nature se révèlera sous un jour ou sous un autre. L’intérêt est d’ouvrir un dialogue entre ces différents modèles pour accroître notre conscience.
Entre fusion avec l’univers et sentiment de distance avec lui, existe en fait tout un continuum qui concerne l’état de parenté dans lequel nous nous trouvons avec le monde naturel. Ce continuum va de la vision sartrienne, tellement distanciée de la « mère » nature, jusqu’à l’expérience mystique de dissolution dans une sensation d’unité avec le cosmos.
Notre société actuelle se situe plutôt du côté de la vision sartrienne. Mais, il n’est pas pertinent de prôner, en réaction, la perte de toute distinction qui conduit à l’indifférenciation.
Pour avancer, il s’agit, en réalité, de ressentir davantage notre parenté avec le monde naturel, notre solidarité, « non l’union mais la com-union… avec les animaux, les plantes, les roches, l’eau, etc… » La parenté s’expérimente en ressentant « l’unité-à-l’intérieur-de-la-séparation, le semblable-à-l’intérieur-de-la-différence, la-continuité-à-l’intérieur-de la-discontinuité ».
« Nature, dans ce sens, est le monde tout entier de l’altérité et la nature humaine est l’altérité que nous expérimentons en nous-mêmes[1]. »
En fait, le problème de notre époque en crise n’est pas celui de la distance mais celui de l’extrême distance ! L’enjeu pour nous est donc d’apprendre l’art de la distance, de développer la capacité à soutenir la dialectique propre à l’être humain, faisant partie de la nature, tout en étant séparé.
La nature de l’homme
Se poser la question de la relation Humain-Nature renvoie automatiquement à la question de la nature de l’homme et à celle de la nature de l’esprit.
« En posant la question de la relation humain/nature, nous soulevons “le problème de l’homme” ; ou comme je préfère le dire : la question de la nature fait surgir la question de l’esprit. J’utilise le mot esprit, dans ce cas, pour me référer à un mode d’expérience qui va dans la direction d’une réunion avec la nature ou qui agit pour dépasser les clivages entre les façons d’être…
En tant que trame de relations, le monde naturel n’est pas du tout une chose mais un flux constant de processus entrelacés, en l’absence de toute permanence ou de solidité ultime. En se tenant à distance de la nature, cette non-solidité, ce non-enracinement ou ce vide se révèle aux humains, ce qui les rend anxieux. En face de ce vide, le soi séparé ou Ego recherche alors la sécurité en créant l’illusion qu’il est une substance immortelle échappant aux lois du changement ou de l’impermanence[2]. »
Proche sur ce point des idées de François Terrasson, Andy Fisher pense que nous projetons notre peur profonde, celle du vide existentiel, sur la nature : « un million de tentacules, des grouillements terrifiants, des microorganismes, ou des bêtes cachées… menacent nos Egos vulnérables et précaires[3]. »
La question de la nature soulève la question de notre aversion par rapport à la solitude, au vide, à la mort de l’ego. Elle nous renvoie au processus mystérieux d’émergence-disparition qui est celui de la vie-même.
La nature : un mystère
Le mot latin Natura a pour signification « le fait de la naissance, l’état naturel et constitutif des choses, tempérament, caractère, cours des choses ». Et la racine indo-européenne du mot « nature » est gen (ce qui donne : générer, génération).
« Delà l’association répandue… avec la “mère” et le féminin ; et sa relation avec des mots tels que natal et enceinte… De tels mots font le lien entre nature et vie. Notons aussi comment la nature, dans son sens primordial, est un verbe. La nature comme un substantif, comme de la matière physique, est… une nature dans un sens restrictif. Le monde naturel est fondamentalement un champ de phénomènes émergeant-et-passant, une myriade d’évènements interactionnels se déployant-et-mourant[4]. »
Les entités à l’intérieur du monde naturel ont leurs propres caractéristiques pleines de vie dont le destin est de se révéler.
Les récits des peuples premiers mettent en scène des animaux qui ont leurs personnalités et leurs caractères particuliers. A travers eux, nous pouvons nous comprendre nous-mêmes : ils nous enseignent.
Andy Fisher cite le psychanalyste James Hillmanqui dénonce l’attitude des psychologues qui ont rabaissé « les animaux au rang de simples symboles pour nos « bas » instincts, leur déniant leur propre nature auto-joueuse[5]. » Il évoque également les chasseurs-cueilleurs qui, par la répétition de leurs récits, se vivent comme les gardiens de la marche du monde.
La nature poétique
Le propre de la nature humaine, sa qualité essentielle, est de comprendre, de faire du sens à partir des évènements, de créer des symboles, d’inventer des métaphores. Poiesis, le mot grec, se réfère à la capacité créatrice des êtres à partir de la réalité invisible. La nature primordiale, physis, dans son émergence en des myriades de formes, est elle-même poésie. En tant qu’êtres appartenant à la nature, nous sommes appelés à créer de manière artistique.
« Nous sommes poètes par nature… Il en est ainsi seulement parce que le monde en sa totalité est poétique[6]. »
Les attentes fondamentales des humains
Bien sûr, les cultures sont très différentes les unes des autres, dans leurs pratiques, leurs symboles, leurs croyances… Mais, profondément, elles reposent toutes sur les besoins essentiels, les attentes fondamentales des humains.
Au-delà de l’histoire, nos corps savent, de manière intuitive comment les choses doivent être. C’est en reconnaissant comment les personnes sont blessées et quels sont leurs manques que nous arriverons à mieux comprendre la nature commune des êtres humains derrière la diversité des formes culturelles.
Cependant, dans notre société actuelle, nous avons beaucoup de mal à reconnaître nos blessures, nos manques, donc à comprendre nos vrais besoins. Déjà ne serait-ce qu’entre nous, les humains. Alors que dire des besoins relatifs que nous avons face aux êtres-plus-qu’humains !
A la base, quelle est notre nature originelle ?
La pratique bouddhiste parle d’éveil à notre « vraie nature » : un état de de paix et de bonté, au cœur de chacun.
Quant à la psychologie humaniste, elle met l’accent sur les aspects créatifs et pleins d’amour de notre nature profonde.
Il s’agirait donc de distinguer cette source originelle d’une nature secondaire, historique, liée au fait que nous vivons tout simplement dans un temps et dans un lieu. Au pire « cette seconde nature » peut être le fruit des déformations imposées par le mode sociétal.
Pour en revenir à l’étymologie, le mot grec Physis veut dire : « le pouvoir qui émerge ou qui pénètre tous les êtres ». La force de vie est une circulation respiratoire qui repose sur les échanges interactifs continuels.
La question est celle de notre désir profond (qu’il s’agit de différencier de nos envies et besoins secondaires) : l’Eros qui anime nos âmes.
Notre liberté est celle de choisir ou de refuser d’aller dans le sens des demandes que la puissance de vie nous fait instant après instant.
Pour un projet de reconnexion avec la nature, l’approche phénoménologique apparaît comme particulièrement appropriée. Le sens corporel, tel que Gendlin le décrit, émerge dans la rencontre entre notre être et le monde autre. En cela, notre expérience ne peut jamais être exactement « nôtre ».
[1] Andy Fisher, Radical ecopsychology, Psychology in the service of Life, State University of New York Press, 2002, p. 95.
[2] Ibid., p. 97.
[3] Ibid., p. 98.
[4] Ibid., p. 99.
[5] Ibid., p. 105.
[6] Ibid., p. 105.