L’utilisation du terme « naturaliste » a pour but de rendre compte de « l’expérience vivante de la continuité humain/nature »[1].
Se pose alors la question des limites de l’Ego. A l’inverse d’une culture narcissique, une approche naturaliste invite à reconsidérer l’Ego au regard d’un monde naturel plus profond et plus grand.
La culture n’est pas notre ennemie
Ce serait une erreur de considérer la culture comme ennemie. On ne ferait alors que créer une autre sorte de dualisme, en sens inversé. Cultura en latin se réfère à ce qui tend à une croissance naturelle. La vie symbolique sert le monde naturel ; elle révèle, réorganise, affecte notre nature corporelle.
« Ce qui est important… est la réciprocité ou le dialogue entre le corps et le monde. La personne et l’environnement n’apparaissent pas comme des entités indépendantes qui apportent leurs contributions séparées (comme les psychologues les ont conçus) mais des pôles à l’intérieur d’un processus unique interactif d’être-dans-le-monde… Dès lors, le naturalisme ne signifie pas se détourner de la culture mais d’en demander encore davantage[2]. »
Nous sommes des créatures herméneutiques qui ont affaire à une histoire tout en appartenant à la nature. Il nous est impossible de vivre dans le chaos, dans un monde qui n’a pas de sens, raison pour laquelle nous avons tendance à nous raccrocher à des représentations que nous voulons immuables. Cependant, nous sommes constamment appelés à un élargissement de notre conscience, à une ouverture plus grande à la vie, car nous sommes à tout instant confrontés à de l’autre.
Le processus d’individuation
Andy Fisher évoque ici le processus d’individuation : celui-ci ne peut se réaliser qu’à travers une relation avec les autres qui respecte la différence, et ces autres comprennent aussi le monde-plus-qu’humain.
En fait, chacun de nous est appelé à passer par des étapes successives lui permettant d’accéder à des dimensions plus grandes : du monde de la mère à la maison, puis à la sphère de la communauté, jusqu’au cosmos. Le soi est appelé à évoluer d’un état premier de dépendance extrême jusqu’au stade où il peut se mettre au service des autres.
Ce chemin de croissance nécessite qu’un sentiment de sécurité soit suffisamment installé à l’intérieur. Celui-ci s’origine dans les relations affectueuses que nous avons vécues avec nos proches dans notre enfance : leur présence bienveillante et soutenante a été assimilée au point que nous pouvons nous lancer dans le vide !
Lorsque manque cette sécurité interne, nous nous trouvons beaucoup plus enclins, en raison de notre fragilité, à nous conformer aux normes sociales quelles que soient ces dernières. C’est ainsi que notre cheminement vers une conscience plus large peut être arrêté par la vision anthropocentrique de notre modernité.
Une chair commune
Aujourd’hui, il nous faut retrouver le chemin de notre humanité. Et, pour ce faire, retrouver les origines de notre langage dans l’échange vivant entre le corps et le monde, comprendre, comme le font les peuples premiers, que ce langage n’est pas une exclusivité humaine mais l’expression de l’interaction entre celui qui sent et ce qui est senti : la caresse du vent, le cri de l’oiseau, le grognement du sanglier…
Andy Fisher reprend alors, comme l’a fait David Abram en 1996 [3], les propos de Merleau-Ponty qui parlait de « chair commune ». Par ce mot, le philosophe cherchait à désigner un tissu mystérieux qui sous-tend à la fois le percevant et le perçu.
« Nos corps sont faits de la même chair que le monde et le monde participe à la chair de nos corps… Quelque chose vibre en nous quand nous entendons le cri du loup, quand nous assistons au jeu des ours ; nous ne sommes pas complètement enfermés en nous-mêmes, des êtres acosmiques, nous sommes de la même chair que le chant de l’oiseau et la neige… Chaque instant de contact est finalement une occasion pour la chair de se toucher elle-même[4]. »
A partir de ce principe de « chair unique », Andy Fisher revisite certaines notions psychologiques qui sont sous-tendues par la vision dualiste :
– Le phénomène de projection par exemple implique que nous voyions notre être comme localisé à l’intérieur de nous-mêmes. En fait, il résulte de notre manque de contact avec le monde. Car, si nous sommes vraiment en contact le monde, le ressentant, l’éprouvant en tant qu’autre, il n’existe plus aucune place pour la projection !
– La notion d’inconscient refoulé qui a conduit Roszak à l’idée d’un « inconscient écologique ». Distinguer une partie écologique dans l’inconscient est non seulement tout à fait arbitraire mais relève encore de la vision dualiste.
– Concernant les rêves, ceux-ci sont classiquement considérés comme des évènements subjectifs appartenant entièrement au rêveur. Une philosophie de la chair, selon Merleau-Ponty, considère au contraire que les rêves et le monde de l’éveil sont des réalités entrelacées de l’être.
Les différents cycles de la vie
Andy Fisher termine ce chapitre en abordant les différents cycles de la vie de l’être humain, du nourrisson à l’enfant, puis à l’adolescent jusqu’à l’âge adulte. Il ne s’agit pas seulement d’un processus de croissance ayant cours à travers des étapes de maturation mais de l’émergence d’une « compréhension de nous-mêmes en relation avec un univers plus qu’humain[5] ». Dans un premier temps, l’enfant a besoin de sentir entouré, compris, validé par ses proches mais il a aussi besoin de pouvoir explorer le monde, tout particulièrement le monde naturel : il lui faut vivre des temps d’immersion ludique. A la puberté, le passage à l’âge adulte, pour bien se faire, nécessite des rites qui marquent le changement d’état. Ils facilitent l’entrée dans la maturité qu’Andy Fisher définit ainsi :
« La maturité ne provient pas du dépassement de notre animalité ou de notre participation à la nature, mais de leur réalisation encore plus aboutie[6]. »
[1] Andy Fisher, Radical ecopsychology, Psychology in the service of Life, State University of New York Press, 2002, p. 118.
[2] Ibid., p. 120.
[3] Comment la terre s’est tue, Les empêcheurs de penser en rond/La découverte, 2013.
[4] Andy Fisher, Radical ecopsychology, Psychology in the service of Life, State University of New York Press, 2002, p. 133.
[5] Ibid., p. 141.
[6] Ibid., p. 140.