François Terrasson

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François Terrasson (1939 – 2006) a passé son enfance dans un village en lisière de la forêt de Tronçais.
Issu d’une famille de paysans de l’Allier, il a grandi au contact des mares boueuses et des chênes centenaires. Ses jeux favoris étaient de partir à la découverte des plantes magiques, des fontaines, des serpents, des insectes.

Tout en commençant des études pour devenir instituteur, il a continué à approfondir ce qui le passionnait : les sciences naturelles, biologie et botanique.
Il se serait probablement dirigé vers le monde des insectes s’il n’avait été fortement questionné, choqué par la destruction de la nature. Dès lors, il a eu envie de comprendre le moteur de cette force qui conduit les humains à tant de saccages sous couvert de maîtrise et de maintenance.
Il s’engage dans des domaines aussi variés que la sociologie rurale, la pédagogie, la linguistique, l’ethnologie, l’histoire des religions.
Mais François Terrasson n’a rien de l’intellectuel de salon. C’est un homme de terrain, intègre, actif. Capable de reconnaître ses erreurs mais aussi de pointer les déviances, il se montre infatigable dans l’art de démonter les contradictions permanentes et les idéologies de nos sociétés vis à vis de la nature.

« Comprendre au-delà des apparences. Utiliser la connaissance des codes symboliques pour savoir ce qui se passe vraiment dans la tête des gens. C’est notre but. » (1)

En 1967, il entre au Muséum d’Histoire Naturelle, recruté sur ses compétences par le Professeur Théodore Monod. C’est du Muséum qu’est parti le mouvement pour la protection de la nature en France et François Terrasson a fait partie de cette équipe de chercheurs qui a alerté le public et les administrations sur la nécessité de prendre en compte le milieu naturel.
En tant qu’explorateur ethnologue, il voyage en Amérique du sud, en Afrique, à Madagascar, au Canada, où il rencontre des populations proches de la nature.
Toutes ces expériences et sa force d’engagement font de lui une référence dans le domaine de l’écopsychologie.

Aménagement de l’espace rural : une guerre métaphysique

Son premier emploi l’implique dans l’aménagement des surfaces agricoles. Dans ce travail, il se confronte rapidement à des prises de décisions et des comportements qui détériorent gravement l’environnement. Il s’agit de la période du remembrement : de nombreuses régions se trouvent engagées dans un regroupement des terres pour améliorer la productivité des surfaces agricoles, avec d’immenses domaines à exploiter. Les bocages sont détruits, les arbres et les haies arrachés, pour plus d’« efficacité et un meilleur rendement ». François Terrasson se trouve plongé dans ce qu’il considère comme une guerre métaphysique.

« Ce que le remembrement efface, ce n’est pas seulement les anciennes limites, les anciens chemins, les arbres et les papillons, c’est la possibilité pour l’homme et la nature de coexister, de cohabiter.

Le remembrement n’est pas une opération d’aménagement rural !… Le remembrement est d’abord une machine à introduire un changement culturel contre nature ! » (2)

François Terrasson devient un ardent défenseur des bocages. Ses connaissances dans différents domaines et une spécialisation en agroécologie lui permettent de penser la nature vivante dans ses interactions. Les haies vives, qui se développent d’elles-mêmes, non seulement maintiennent l’humidité, freinent le vent, mais surtout génèrent un biotope qui facilite les relations entre différents écosystèmes. Il fait des études de terrain, avec une mise au point d’une méthodologie des études d’impact, il collecte une bibliographie détaillée, écrit de nombreux articles, informe et participe à de multiples conférences, stages de formation, regroupements de professionnels, réunions avec les agriculteurs et forestiers, tout en entretenant les contacts utiles avec les administrations. Son franc-parler, son talent d’homme de terrain enrichi de nombreuses connaissances sont tout autant reconnus que craints. En effet, ses idées sont souvent dérangeantes, voire à bannir pour les tenants de la productivité, mais François Terrasson fait face avec fougue et ténacité à la technocratie qui règne dans les milieux agricoles.

Roland de Miller, dans son esquisse biographique de François Terrasson, salue l’impact de son action : des milliers de kilomètres de haies et de pans du bocage ont été sauvés dans l’Ouest de la France, d’autres ont été replantés après avoir été arrachés !

Mais cet homme de terrain n’en reste pas là de ses questionnements. Alors que les études scientifiques s’accumulent pour démontrer combien notre environnement est menacé, l’humain ne semble toujours pas en capacité de protéger son bien le plus précieux : la planète sur laquelle il vit. Bien sûr les enjeux économiques, sociaux, politiques, culturels se pressent au-devant de la scène, mais ne serait-ce pas pour éviter des questions plus fondamentales ?

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Pourquoi tant de saccages ?

Quelle est la source de ces comportements ? Comment se fait-il que l’humain cherche à ce point à maîtriser la nature, voire à la détruire ?

Pour François Terrasson, la source de ces comportements est en nous : elle agit dans les forces profondes inconscientes, les émotions.
C’est la peur. Une peur viscérale. La peur de ce qui grouille, de ce monde puant, visqueux, gluant. Cette vie organique et bactérienne foisonnante et menaçante contre laquelle il faut se défendre à coups d’insecticides et de pesticides.
Les contes de nos enfances nous parlent de cette peur : le héros fait tout pour soumettre, contrôler, dominer tous ces aspects effrayants de la nature, y compris sa propre nature. Souvent, il tente d’échapper à son ancrage biologique par la recherche d’une transcendance, d’un dieu dans le ciel ; la peur est sculptée dans les gargouilles à l’entrée des églises ; les individus qui vivent dans une relation permanente à la nature inspirent une crainte parfois respectueuse : les bergers, qui passent des semaines entières avec leurs troupeaux dans la montagne, les guérisseurs capables de reconnaître les vertus des plantes et d’en faire des onguents, ou de couper le feu …Mais il y a aussi les sorcières, et leurs fornications avec le diable… Et la peur de ceux qui restent en marge des codes sociaux : les fous, les « idiots », les enfants …les artistes.
François Terrasson ajoute même : les…femmes.
Il nous parle de cette peur qui surgit avec la solitude.
Et face à la mort.

« Il y a mille raisons d’avoir peur de la nature : son indifférence, son immensité, ses incohérences, sa puissance, sa complexité, son agressivité quelquefois » (3)

François Terrasson ajoute avec cette évidence lumineuse :

« La Nature, c’est ce qui existe en dehors de toute action de la part de l’Homme…

Il ne la crée pas, il ne la décide pas…

La Nature, c’est ce qui ne dépend pas de notre volonté. Et nous la trouvons à des doses diverses selon les lieux. » (4)

La nature devient alors un lieu privilégié de nos projections inconscientes, et donc l’espace à combattre, à dominer ou à idéaliser.

François Terrasson nous conduit encore plus loin, au cœur de nos ambiguïtés. L’homme occidental, au sommet de la création sur terre, le tout puissant de la planète, a peur de sa part d’animalité :
L’homme moderne est en lutte avec sa nature.
L’auteur nous le démontre avec méthode et perspicacité :
Les émotions sont refoulées, l’ancrage biologique dénié, l’« organisme stressé ». Et l’individu cherche à compenser : la nature sauvage devient un mythe paradisiaque qu’il se met à consommer.

 « La peur est énergie. Tant que nous vivons dans une culture où énergies positives et négatives sont soigneusement distinguées, la nature ne sera pas acceptée. » (5)

Tant que nous mettons à l’écart ce que nous appelons énergies négatives, nous restons en lutte contre notre nature. Les pulsions agissent de manière souterraine, inconsciente, alimentant des charges émotionnelles fortes. Les regarder nous entraîne vers ce qui est obscur, lointain, profond, radical, noueux, tentaculaire, violent….

« Toute la vie naturelle est basée sur le meurtre ; cette pensée est terrible…» (6)

François Terrasson, s’appuyant sur les travaux de Marie-louise Von Franz, encourage à regarder en face ces réalités inconscientes.
Les visions mythiques sont pourvoyeuses de projections névrotiques.
A l’intérieur même des groupes de défenseurs de la nature, l’auteur n’hésite pas à débusquer des paradoxes éloquents :

« La protection de la nature est une intervention volontaire pour préserver des milieux.

Ce qui est reconnu comme nature par la sensibilité est de l’ordre du spontané, de la non-intervention.

La protection est interventionniste, tout le contraire du spontané.

Donc la protection tue la nature, en ce sens qu’elle élimine l’ambiance de l’involontaire, essence du concept de la nature.

L’idée de base qui préside aux meilleures intentions vis-à-vis de la nature dans nos sociétés est une fantastique double contrainte : c’est littéralement une idée folle. Avec de redoutables conséquences… » (7)

La double contrainte est une manière de communiquer, définie par Grégory Bateson, qui plonge l’interlocuteur dans la perplexité : c’est par exemple un ordre auquel on ne peut ni obéir, ni désobéir. François Terrasson donne l’exemple des messages symboliques auxquels nous confrontons nos enfants avec « les terrains d’aventure. »

« Découvrir au hasard, être surpris, affronter la nouveauté, telle est la motivation de l’explorateur, qu’il soit confirmé ou en culottes courtes… Un terrain, c’est un lieu clos, planifié, prévu. Prévoir l’aventure !… Quelle belle double contrainte ! » (8)

L’enfant sent bien que c’est pour faire semblant, il peut se plaire à imaginer, à jouer le jeu. Ne serions-nous pas déjà pris dans le processus du « comme si » ? Ne concevoir la nature que dans le confort et la sécurité ? Quitte à faire l’économie de l’authentique ?

« L’authentique ne se décrète pas. Il vient. Des profondeurs. » (9)

Protéger, c’est détruire.
Ainsi, nous dit-il, en acceptant les parcs les naturalistes acceptent « l’apartheid » de la nature. La pédagogie de la nature, dans ce type d’installation, est en soi une conduite d’évitement.

«  Il faut se rappeler, que beaucoup (tous ?) de ceux qui aiment la nature sont sensibles à une émotion venue de la sauvagerie des lieux, de l’exubérance végétale, d’une spontanéité dans l’agencement des espaces des espèces et êtres qui les peuplent, d’un “je ne sais quoi” qui disparaît maintenant, étouffé sous nos équipements dits éducatifs : panneaux, flèches, miradors, abris, pancartes etc… » (10)

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Comment sortir de ces liens névrotiques ?

Pour cela, François Terrasson proposait des stages d’immersion dans la nature, dans lesquels les participants faisaient par eux-mêmes l’expérience d’une nuit dans la forêt, seuls, sans tente.
Simplement face à soi-même, se rencontrer, dans les peurs les plus basiques pour mieux se connaître. S’apercevoir, dans l’expérience, des méandres de l’imaginaire et de ses projections.

Il s’appuie sur les travaux de Kathleen Raine dans Le royaume inconnu :

« * Vivre la peur, c’est la transcender.

C’était pour ainsi dire, une vision du Tao, la puissance des éléments qui trouvaient leur chemin, non grâce à l’effort, mais au contraire à l’absence d’effort. Je compris alors que les humains luttent éternellement contre le grand courant qui les emporte, courant dont la puissance est si incommensurable, qu’ils ne peuvent en lui résistant, que se détruire. Si on l’épouse en revanche, cette force est nôtre, cette énergie nous soutient.

* Vivre les contraires, les intégrer dans une vision d’ensemble, réconcilie l’attirance et la peur, ingrédients principaux de ce sens du sacré.

* La double face de la peur ainsi ressentie, au lieu de créer une distance avec l’objet, tisse un lien d’une puissance phénoménale.

* Ceux qui aiment la nature le font à partir d’une espèce de sacralisation. » (11)

Nous devinons, à travers les écrits de François Terrasson, sa liberté de pensée, son humour, son ton provocateur, son regard pénétrant.
Et nous nous prenons à rêver à ces pièces de théâtre en patois berrichon dont il était l’auteur et qu’il jouait lui-même, en paysan avec ses sabots et son chapeau de paille.
Il est probable que rires, regards décalés et caustiques, nous ramèneraient dans l’univers malicieux et combattant du monde des humains aux prises avec leurs propres contradictions !

Bibliographie

– François Terrasson, La peur de la nature, Ed. Sang de la terre, 2012

– François Terrasson, La civilisation anti-nature, Ed. du Rocher, 1994

– François Terrasson, En finir avec la nature, Ed. du Rocher, 2002

– Un combat pour la nature Pour une écologie de l’homme Ed. Sang de la Terre 2011

– Jean Claude Génot, François Terrasson, penseur radical de la nature, Ed. Hesse 2013

– Rolland de Miller, « Biographie de François Terrasson (1939-2006) », http://asbric.pagesperso-orange.fr/bibli/e-terrasson.html

Et sur le web :

– « François Terrasson » par Ivresses Livresques  http://ivresseslivresques.free.fr

– « A l’écoute de la Nature » : « François Terrasson du Muséum d’Histoire Naturelle et Jacques Faye du Ministère de l’Environnement, ont beau avoir une vision différente de la Nature, leur duo nous offre un pur moment d’authenticité. »
Festival Science Frontières 2004 http://www.youtube.com/watch?v=EWbi8DdWxas

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(1) François Terrasson, La peur de la nature, p.121
(2) Ibid., p.183
(3) Ibid.., p.166
(4) Ibid., p.29
(5) Ibid., p.170
(6) Ibid., p.166
(7) Ibid., p.146
(8) Ibid., p.144
(9) Ibid., p.144
(10) Ibid., p.164
(11) Ibid., p.170