Patrick Guérin et Marie Romanens
Novembre 2015. Les attentats de Paris mettent au premier plan la menace terroriste, alors que se prépare la COP21 pour tenter de faire face à une autre menace, écologique cette fois.
Face à cet enchaînement de faits dramatiques, que peut dire l’écopsychologie ? Quelles réponses suggère-t-elle aux questions que nous nous posons ? A quelles réflexions son approche est-elle susceptible de nous ouvrir ?
Pour cheminer, revenons sur les grandes lignes de la vision écopsychologique, sur les fondamentaux qui s’en dégagent.
– Notre attitude envers le vivant à l’extérieur est en corrélation avec notre attitude avec le vivant à l’intérieur de nous. Il existe une véritable homothétie entre notre comportement par rapport à notre environnement et notre comportement vis-à-vis de nous-mêmes, que ce soit dans le sens de la bienveillance ou au contraire de la destruction.
« Je ne peux détecter des qualités dans un autre indéterminé, humain ou non-humain, qu’à la condition de pouvoir y reconnaître celles au moyen desquelles je m’appréhende moi-même. » (Philippe Descola) [1]
Autrement dit, la manière dont nous entrons en relation avec nous-même induit la manière dont nous entrons en contact et agissons avec l’autre.
– Plus les connexions, aux niveaux sensible et rationnel, sont reconnues entre nous-mêmes et notre milieu, plus nous développons notre propre humanité, notre capacité d’être une personne ouverte à l’altérité.
Le devenir mature de l’homme prend appui sur son lien avec le monde, lien qui lui sert de tremplin pour développer sa différence et son originalité. Tant que cette relation n’est pas vraiment reconnue, le processus de grandissement vers l’autonomie – vers la position de sujet différencié (mais non séparé), qui peut penser, parler et agir en tant que sujet, en tant que « Je » – est entravé, car l’être se bâtit à partir de son rapport avec l’autre.
Quand l’individu néglige l’importance du milieu dans lequel il a grandi, sa construction psychique est en partie défaillante. Il se trouve en difficulté à la fois pour reconnaître sa parenté avec le monde mais aussi pour assurer une position de sujet singulier capable d’être à l’écoute de lui-même[2]. Il peut alors devenir l’objet d’un processus d’aliénation, dont la forme variera selon le contexte.
– La relation est le rapport entre deux entités, considérées en tant qu’autres à part entière. Elle est le « Je-Tu » dont parle Martin Buber, une considération mutuelle basée sur la compréhension et les sentiments empathiques. Entre les deux partenaires, il y a du semblable (idem) sans être de l’identique (ipse), d’où le plaisir du lien. Mais la relation peut se dégrader en relation « Je-Cela » quand le « Tu » en contact avec le « Je » se trouve réduit à l’état d’objet en raison des fantasmes, des désirs d’un « Je » mal constitué, d’un « Je » défaillant. « Tu » n’est pas vu pour lui-même mais instrumentalisé pour servir les desseins inavoués de son partenaire.
Dans le premier cas, l’interdépendance reconnue permet l’échange, la reconnaissance, la solidarité, la co-évolution entre les deux protagonistes. Dans le second, nous avons affaire à des comportements de domination et de soumission.
– Malgré la diversité de ses manifestations, il y a une unité du vivant. Cultures, technologies, croyances, traditions, visions du monde… sont des expressions variées de l’incarnation, de l’expression de la vie dans des conditionnées données : géographie, climat, ressources… En cela, tout est à prendre en compte.
C’est avec l’aide de cette grille de lecture fournie par l’approche écopsychologique que nous allons aborder la question du terrorisme.
1. Les pays du proche orient : lieux où le terrorisme s’origine
Il nous faut remonter en arrière.
En nous tournant vers des analyses d’historiens, nous découvrons que des choix ont été faits en négligeant les conditions des territoires impliqués. Des prises de décision politiques occidentales ont participé à l’installation de la situation actuelle au Moyen-Orient, notamment le partage de la région entre 1916 et 1922 par les français et les britanniques.
Deux articles, l’un publié dans Le Monde diplomatique en avril 2003, « Comment l’Empire ottoman fut dépecé » (http://www.monde-diplomatique.fr/2003/04/LAURENS/10102) et l’autre de L’Express du 23.12.2014, « La division du Moyen-Orient fut un calcul stratégique » (http://www.lexpress.fr/actualite/monde/proche-moyen-orient/james-barr-la-division-du-moyen-orient-fut-un-calcul-strategique_1633430.html), nous éclairent sur le sujet.
En les lisant, on saisit comment les puissances anglaise et française se sont entendues dans la gestion de l’effondrement de l’Empire ottoman, en négligeant de prendre en compte les droits et les aspirations des populations. En 1916, la négociation pour fixer les limites entre l’Arabie britannique et la Syrie française a été confiée au français François Georges-Picot et à l’anglais Mark Sykes. Leur accord a débouché sur un partage territorial qui trahissait la promesse d’un état arabe unifié, engagement qui avait été pris en 1915 en contrepartie de l’aide des arabes contre l’empire ottoman au cours de la première guerre mondiale.
James Barr, qui s’est attaché à révéler les dessous de ce partage, raconte dans l’interview de L’Express :
« Contrairement à la légende, les accords Sykes-Picot n’ont pas redessiné le Moyen-Orient. Ils ont juste divisé la région entre la France et la Grande-Bretagne. C’est après la guerre que des fonctionnaires français et britanniques ont défini précisément les lignes sur le terrain et précisé les séparations actuelles entre les Etats. Pendant la rencontre avec Georges-Picot, Sykes pointe son doigt sur la carte du Levant et dessine une ligne droite qui va du « E » de Acre au « K » de Kirkuk. En clair, la Cilicie, dans le sud de la Turquie actuelle, et la Syrie, dont les français détacheront le Liban, reviennent à la France ; la Palestine, l’Irak et la Transjordanie iront à la Grande-Bretagne. »
A la question « C’est aussi simple que cela ? », James Barr répond :
« Exactement, par-dessus les reliefs, les peuples, les communautés, les religions. Cela a été fait en Afrique, mais jamais au Moyen-Orient; du reste, on ne refera plus jamais un tel découpage. La carte d’origine existe toujours, elle fait 1mètre sur 1 mètre et porte les signatures de Sykes et de Georges-Picot. Toutes les lignes sont en couleur, pas les signatures : Georges-Picot, qui obtient plus qu’il ne pensait au départ, signe à l’encre noire, tandis que Sykes emploie un crayon noir -comme pour signifier que tout cela était transitoire et susceptible d’être effacé. Ce détail psychologique traduit bien que ce document était destiné à régler un différend politique, pas à décider du sort du Moyen-Orient. »
De son côté, Henry Laurens écrit :
« La division du Proche-Orient en plusieurs Etats n’était pas en soi condamnable : les Hachémites l’avaient envisagée dès le début en faveur des fils aînés de Hussein. Mais elle s’est opérée contre la volonté des populations. »
Il conclut son article par ces mots :
« Périodiquement, le spectre d’un nouveau « Sykes-Picot » ou partage du Proche-Orient imposé de l’extérieur resurgit. La prétention occidentale d’une supériorité morale fondée sur l’application de la démocratie et du libéralisme apparaît alors comme une sinistre mystification. C’est peut-être la conséquence la plus néfaste des choix de la période 1916-1920, régulièrement renouvelés depuis. »
Il est bien évident que la situation problématique qui est celle du Moyen-Orient aujourd’hui n’est pas due à la seule « prétention occidentale d’une supériorité morale ». Les sociétés arabes ont évidemment leur propre responsabilité, leurs difficultés concernant non seulement l’entente entre des populations d’origines et de tendances religieuses différentes mais la libération vers davantage de démocratie.
La question à se poser est celle de la logique qui a sous-tendu une prise de décision comme celle du découpage du Moyen-Orient. Les intérêts économiques apparaissent évidemment au premier plan et sans doute aussi les nécessités stratégiques territoriales entre grandes puissances. Ces besoins ont conduit à un comportement basé sur la domination qui court-circuitait les désirs et aspirations des populations locales.
Foin des sentiments d’empathie, des efforts de compréhension, des penchants pour la solidarité. Ce qui est aux commandes, c’est la volonté, le mental, la raison, tout ce que l’Occident a appris à privilégier au cours des siècles et qui autorise la réduction de la relation au rapport « Je-Cela ».
Dans son ouvrage Mythe et métaphysique, le philosophe Georges Gusdorf décrit le long parcours accompli par cette partie de l’humanité. Progressivement, l’Occident a évolué d’une conscience mythique à une conscience réflexive, d’une mentalité « participative » à un monde « désunifié » et pluriel. Cette mutation a permis le saisissement de l’être humain par lui-même, donc l’émergence du « Je », mais elle a en même temps engendré un sentiment d’insécurité difficile à vivre.
Ce nouvel espace est « beaucoup plus riche en possibilités créatrices que l’univers mythique. Il libère l’homme des contraintes d’un monde clos sur lui-même. Parce qu’il s’ouvre sur l’inconnu du futur, il est aussi beaucoup plus effrayant. L’incertitude fait partie désormais de la vie. Elle crée un pôle d’insécurité permanent. Pour retrouver la stabilité indispensable à leur équilibre, les hommes sont obligés de chercher d’autres repères. L’étude du monde par la conscience objective va les leur fournir. Comprendre les événements et les choses grâce à la raison sera l’objectif rassurant auquel ils pourront désormais se raccrocher… Même dans le monde religieux, qui a été pourtant le gardien des notions d’âme et de sacré,… la tendance va vers la rationalisation…
“Le paradoxe apparaît ici à plein, écrit G. Gusdorf. Le mouvement de la conscience rationnelle va de la découverte de soi, consécutive à la fin de la conscience mythique, à l’élimination de soi”[3]. » (Marie Romanens) [4]
Avec le christianisme, le discours religieux en Europe a entériné le clivage : la vie divine est seule estimable et l’on y parvient par la raison, la volonté, l’ascétisme et la prière, en bridant sa « nature » sensuelle et pulsionnelle[5]. Cette maîtrise sur le monde intérieur est allée de pair avec une maîtrise sur le monde externe, comme l’histoire nous le démontre.
Ainsi, coupés d’une sensibilité qui permet l’ouverture à l’autre, les décideurs font des choix qui menacent la vie et déclenchent des réactions en retour. Les crises actuelles peuvent être considérées comme des convulsions du vivant qui perçoit qu’il est en train d’être tué.
2. Ceux qui s’engagent dans la voie du terrorisme
Ce chemin parcouru par l’Occident, qui a abouti à l’exploitation outrancière de la planète, correspond en fait à une triple brisure. Trois ordres de liens se sont défaits : le dégagement de la dépendance au territoire est allé de pair avec une libération progressive vis-à-vis de la collectivité ainsi qu’avec une défaillance de la relation de soi à soi. Cette dynamique de coupure s’est manifestée par une position de domination vis-à-vis de « la nature », de certains êtres sur d’autres et de soi sur soi, en s’appuyant sur un discours présenté comme objectif et rationnel.
Pour finir, le mouvement de division a abouti à la société individualiste que nous connaissons à notre époque. L’individu a été autorisé à occuper seul la position centrale de « son » monde. De nos jours, la place qui lui est accordée n’a jamais été aussi grande. Mais c’est un individu perdu car les reliances nécessaires à sa vie lui manquent, notamment le lien avec son monde intérieur. Pensé par le système de production-consommation comme un être exempt de vulnérabilité, indépendant, doué de volonté et de rationalité, capable de maîtrise et de performance, il est constamment exacerbé dans ses désirs de jouissance sans limites.
Ici apparaît toute la contradiction de notre époque qui, voulant mettre l’homme au sommet, a pour finir fait acte de déshumanisation en forgeant ce que l’on appelle des « techno-barbares », autrement dit des êtres réduits au « Cela » d’une relation dégradée, engloutis par les exigences de la réussite mercantile en même temps que soumis aux pulsions de consommation, aux contraintes de l’avoir, du pouvoir et du paraître.
Nous l’avons déjà abordé[6], notre société moderne occidentale a tendance à vider l’humain de la substance qui fait son être au monde. C’est une logique marchande, consumériste, qui prédomine. Elle traite l’individu non comme une personne mais comme une abstraction, évaluée selon des normes quantitatives, qui doit trouver un emploi sur le marché, se montrer compétitive et faire fonctionner le système économique grâce à sa consommation. Notre société soumise aux diktats du « tout mercantile » est génératrice d’aliénation. Elle dépossède l’individu de lui-même, elle le déporte hors de lui, elle le coupe de son être véritable. Absorbé par sa vie à l’extérieur, celui-ci a de moins en moins de contact avec son intériorité, avec ce qu’il éprouve, ses désirs profonds, ses émotions, ses envies de créer, ses valeurs, ce qui peut faire sens pour lui… Être « normal » dans un tel contexte signifie être un robot qui correspond aux attentes du système socio-économique, être passé à la machine à décerveler du père Ubu[7].
Dès 1955, Erich Fromm qui observait combien les gens donnaient de plus en plus une image d’automates s’indignait :
« Un homme, un être humain vivant, cesse d’être une fin en soi et devient un moyen pour des fins économiques d’un autre homme, ou de lui-même, ou d’un géant impersonnel, la machine économique. » [8]
Tout récemment, Roland Gori et Nicolas Roméas écrivent :
« Les experts de la COP ont raison de se pencher sur la fonte de la banquise et la disparition de l’ours blanc. Et la fonte des “humanités” ? Et la disparition de l’humanité dans l’homme ?…
Oui, il est grand temps de prendre conscience de l’attention que nous devons à notre planète, mais il faut aussi se préoccuper de l’être humain qui l’habite. Ce qu’on appelle généralement la “culture” n’est autre que l’ensemble des outils nécessaires à la fabrication d’êtres humains dignes de ce nom, à l’opposé de la vision transhumaniste qui est leur transformation en machines ultraperfectionnées dépourvues d’imaginaire et d’émotions.
Ces outils sont attaqués de toute part par les tenants d’un néolibéralisme féroce dont les injonctions sont relayées par des institutions européennes. » [9]
Paradoxalement, cette société génératrice d’aliénation apparaît comme le lieu de toutes les libertés. Les limites qu’offraient les traditions et la religion se sont défaites et le lien social s’est désagrégé, laissant place aux seuls désirs de l’individu. Aujourd’hui, il suffit que d’importantes chutes de neige bloquent la route vers les stations de ski pour crier au scandale ! Il suffit de faire le constat qu’après deux ans de mariage son conjoint n’est plus aussi attentif pour penser divorce !…
Ce monde sans limites est inquiétant. Il n’offre plus le cadre qui permet de se construire. Il est la porte ouverte aux doutes, aux incertitudes, à l’insécurité. Il génère de l’angoisse, il déclenche une sensation de vertige : il n’y a rien à quoi se raccrocher.
Pas étonnant dès lors que, dans cette ère du vide et du factice, dans cette société aliénante, de nombreux jeunes se retrouvent en perdition. On comprend qu’eux, dont l’âge correspond à celui de la construction de l’identité, éprouvent de grandes difficultés à se repérer, à grandir en maturité, à trouver une voie de réalisation en rapport avec les aspirations de leur nature profonde. Même dans des familles apparemment sans problème, ce sont des êtres en errance, sans racines, abandonnés à eux-mêmes.
Quel monde leur propose-t-on en effet ? Un monde de l’argent, du zapping, de la course en avant, de la satisfaction immédiate, de la toute-puissance et… de l’exclusion sur fond de chômage. Dans leur éducation, dans le milieu qui est le leur, il n’y a pas de place pour une écoute de leur souffrance psychique, de leur blessure narcissique, de leurs peurs, de leurs hésitations, de leur désarroi. Il n’y a pas de temps pour les aider à donner du sens à leur vie. Ils se sentent isolés. Ne pouvant s’intégrer au tissu social, ils se rassemblent en petits groupes qui se replient sur eux-mêmes. Ne pouvant être reconnus, ils sont dans l’incapacité de se confronter au réel et de reconnaître ce que vit autrui. Ces enfants égarés représentent une proie facile pour des extrémistes à la recherche de troupes en vue de leurs exactions.
Lorsque tous ces jeunes qui se sentent si « perdus dans leur tête » rencontrent des principes qui ont pour fonction de régir les actes de leur vie, du plus anodin au plus existentiel, leur soulagement est grand. Façonnés désormais par leurs mentors, ils se soumettent à leurs représentations coupées du réel, ce qui leur évite d’éprouver leur mal-être et de se poser des questions. L’idéal fanatique auquel ils adhèrent leur fait croire qu’ils sont enfin existants, consistants, importants. Il leur tient lieu de structure, de carapace qui les érige au-dessus de leur vide intérieur, les valorise et leur constitue une identité qui n’est en réalité qu’une fausse-identité. Comme les crustacés qui ont un exosquelette, leur absence de structure personnelle se trouve compensée par une « exopensée » qui n’est en réalité qu’une pseudo-pensée.
Leurs frustrations intérieures peuvent alors se défouler grâce au système manichéen que leur propose l’Islam intégriste auquel ils ont adhéré, une idéologie extrémiste qui leur promet ni plus ni moins la toute-puissance, soit sur terre (un nouveau califat) soit au paradis (mythe des 100 vierges pour un martyr du djihad).
Ces personnes qui n’ont pas pu s’individuer (dans le sens de devenir une personne mature) grâce à la confrontation à l’altérité restent dans la toute-puissance mythique de l’enfant-roi pour lequel l’autre n’existe pas.
3. Comment faire pour éradiquer, circonscrire cette violence ? La nécessité d’une approche complexe
Prenons la métaphore du jardin potager. Faire appel aux antifongiques et aux insecticides est une solution, peut-être radicale, contre les agresseurs mais elle tue la vie tout autour et maltraite ainsi les écosystèmes. Chercher à être en phase avec les lois du vivant nous conduit à laisser tomber les traitements agressifs pour privilégier la diversité et la complémentarité entre prédateurs et proies : multiplier les espèces de végétaux et associer certains d’entre eux, faire place aux plantes qui attirent les insectes pollinisateurs, à celles qui attirent les insectes prédateurs, ménager le sol pour favoriser les microorganismes nécessaires à la couche d’humus… Autrement dit, œuvrer le plus possible en cohérence avec la complexité du système. Au lieu de l’ignorer, s’efforcer de le respecter, en travaillant avec la diversité et en reconnaissant qu’il n’est pas bon d’éradiquer complètement les prédateurs mais qu’il est possible de les circonscrire.
Ce qui est valable pour un jardin l’est tout aussi bien pour notre société. Ici aussi, il s’agit de prendre en compte la diversité, autrement dit les différentes façons de voir, d’éprouver et de comprendre les situations pour les faire cohabiter. Ici aussi il s’agit de reconnaître la place de chacun, si nous voulons que croisse la vie humaine.
Mais, dans notre monde anthropocentré, seul compte notre propre intérêt. A dire vrai, pendant longtemps en Occident, seul a compté l’intérêt de l’homme dit civilisé. Dans le monde européo-centré, ont eu lieu la colonisation et, comme nous l’avons vu, le partage inconséquent du Moyen-Orient par les anglais et les français à la suite de la guerre de 14-18. Dans le monde américano-centré, la guerre contre l’Irak a été déclenchée sous des prétextes mensongers. Autant d’erreurs qui ont participé à la création d’un monstre.
Au lieu d’écouter et de respecter les avis des gens sur le terrain, au lieu de comprendre les enjeux locaux, nous avons trop souvent négligé ces partenaires et utilisé la force pour imposer un modèle artificiel au service de nos intérêts, de même que nous avons utilisé la force pour dompter la nature et l’exploiter à outrance.
Sortir de la barbarie, que ce soit celle de Daesh ou celle plus insidieuse, plus invisible, de la société « consommatrice-consumatrice » (Edgar Morin) du modèle occidental, ne peut se faire qu’en s’éveillant à une autre vision, une vision multicentrée, qui tienne compte des uns et des autres et de leurs liens entre eux, qui intègre « des antagonismes et des contradictions dans un cadre qui permet d’envisager leur complémentarité »[10].
Les deux insécurités actuelles majeures qui préoccupent la sphère politique et la société civile, celle liée au terrorisme et celle liée aux problèmes écologiques, s’enracinent dans le même terreau : les velléités de domination qui s’exercent à tous niveaux, vis-à-vis de la planète, des autres et de soi-même (notre nature instinctive et sensible) et qui engendrent de la destruction.
Pour un écopsychologue, il ne peut y avoir un seul front mais plusieurs, qui sont autant de manifestations, certes différentes, d’une même attitude envers l’environnement, envers les autres humains et envers soi. Il s’agit donc d’être vigilant à la nécessité d’œuvrer à tous les niveaux : personnel et collectif (un niveau qui implique non seulement la société mais aussi tous les éléments de cette Terre).
Les menaces actuelles révèlent les excès de notre monde occidental. Elles renvoient à notre responsabilité, qui pour autant n’enlève pas la responsabilité des autres humains impliqués. Elles nous demandent de changer notre manière d’être et de nous comporter. Il s’agit réellement d’entrer en relation, de reconnaître que nous sommes des êtres en lien avec autrui, de réaliser que l’autre compte.
« La question fatidique pour notre époque n’est pas, comme le soutenait Freud, de savoir si l’instinct de vie peut gagner sur l’instinct de mort.., mais si oui ou non nous choisirons de trouver des voies collectives pour porter notre peine et notre souffrance, pour nous renforcer, de manière à ce que nous puissions arrêter de nier la vie et ainsi revenir à elle. » (Andy Fisher) [11]
(Décembre 2015)
Références
[1] Philippe Descola, La composition des mondes, Flammarion, octobre 2015, p. 124.
[2] Cf. Harold Searles : « En ce qui concerne l’environnement non humain : tant qu’on reste incapable de percevoir celui-ci comme significatif et réel face à soi-même, on ne parvient pas à s’en distinguer à un niveau psychologique profond. On ne saurait, par rapport à lui, ni s’éprouver intimement parenté, ni radicalement différent. » (L’environnement non humain, Gallimard, 1986, p. 357)
[3] Georges Gusdorf, Mythe et métaphysique, Flammarion, 1984, p.205.
[4] Marie Romanens, Le divan et le prie-Dieu, Desclée de Brouwer, 2008, p. 55.
[5] Mais une telle censure vis-à-vis de la chair, vis-à-vis de la vie sensible de l’intime, n’est-elle pas au fond le problème de tous les monothéismes ?
https://blogs.mediapart.fr/nicolas-romeas/blog/311015/sauver-le-climat-la-planete-et-letre-humain-par-roland-gori-et-nicolas-romeas
[6] Dans l’article « Ce harcèlement financier qui maltraite les hommes et la planète »
[7] Voir Marie Romanens et Patrick Guérin, « Un monde de robots » dans Pour une écologie intérieure, Renouer avec le sauvage, Payot, 2010, p. 79 à 84.
[8] Société saine, société aliénée, cité par Searles p. 355.
[9] « Sauver le climat, la planète… et l’être humain », 31 octobre 2015, Mediapart https://blogs.mediapart.fr/nicolas-romeas/blog/311015/sauver-le-climat-la-planete-et-letre-humain-par-roland-gori-et-nicolas-romeas
[10] Cf. l’article « La relation Homme-Nature »
[11] Andy Fisher, Radical Ecopsychology, Psychology in the service of Life, State University of New York Press, 2002, p. 190.