« Quand le soir approchait, je descendais des cimes de l’île et j’allais volontiers m’asseoir au bord du lac, sur la grève, dans quelque asile caché ; là le bruit des vagues et l’agitation de l’eau, fixant mes sens et chassant de mon âme toute autre agitation, la plongeaient dans une rêverie délicieuse où la nuit me surprenait souvent sans que je m’en fusse aperçu. Le flux et le reflux de cette eau, son bruit continu mais renflé par intervalles, frappant sans relâche mon oreille et mes yeux, suppléaient aux mouvements internes que la rêverie éteignait en moi, et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence, sans prendre la peine de penser. De temps à autre naissait quelque faible et courte réflexion sur l’instabilité des choses de ce monde dont la surface des eaux m’offrait l’image : mais bientôt ces impressions légères s’effaçaient dans l’uniformité du mouvement continu qui me berçait, et qui sans aucun concours actif de mon âme ne laissait pas de m’attacher au point qu’appelé par l’heure et par le signal convenu, je ne pouvais m’arracher de là sans efforts. »
Jean-Jacques Rousseau, Les rêveries du promeneur solitaire
« Il n’était pas de matin qui ne fût une invitation joyeuse à égaler ma vie en simplicité, et je peux dire en innocence, à la Nature même. J’ai été un aussi sincère adorateur de l’Aurore que les Grecs. Je me levais de bonne heure et me baignais dans l’étang ; c’était un exercice religieux, et l’une des meilleures choses que je fisse. On prétend que sur la baignoire du roi Tching-Thang des caractères étaient gravés à cette intention : « Renouvelle-toi complètement chaque jour ; et encore, et encore, et encore à jamais. » Voilà que je comprends. Le matin ramène les âges héroïques. Le léger bourdonnement du moustique en train d’accomplir son invisible et inconcevable tour dans mon appartement à la pointe de l’aube, lorsque j’étais assis porte et fenêtre ouvertes, me causait tout autant d’émotion que l’eût pu faire nulle trompette qui jamais chanta la renommée. C’était le requiem d’Homère ; lui-même une Illiade et Odyssée dans l’air, chantant son ire à lui et ses courses errantes. Il y avait là quelque chose de cosmique ; un avis constant jusqu’à plus ample informé, de l’éternelle vigueur et fertilité du monde. »
Henry David Thoreau, Walden ou la vie dans les bois