La psychologie des profondeurs

Paradigme
Notre nature intérieure est l’expression de forces qui s’originent dans la volonté primordiale du vivre. Les prendre en compte libère des dysfonctionnements individuels, et même collectifs.

A l’origine de la psychologie des profondeurs : Freud

Sigmund-Freud

A la fin du XIXe siècle, pour nombre de médecins, psychologues s’intéressant à l’hystérie, à l’hypnose et à la suggestion, il était devenu évident que la vie psychique débordait du cadre de la seule conscience. Plus généralement, à cette époque, le climat d’esprit conduisait à reconnaître, à travers les créations artistiques et littéraires, la « ténébreuse demeure » de l’âme (Maeterlinck, Le temple enseveli).

En étudiant les phénomènes humains, Nietzsche était parvenu à rejeter tout ordre surnaturel, moral ou religieux, qui place l’esprit au-dessus de la nature. Pour lui, l’homme est un être corporel, animal, dirigé par des pulsions et des affects qui expliquent ses croyances. Schopenhauer, pour sa part, avait développé l’idée d’un vouloir-vivre primordial.
C’est dans ce contexte que naquit « la psychologie des profondeurs », une méthode élaborée par Sigmund Freud (1856-1939) et d’autres « médecins de l’âme » dans le but d’explorer le psychisme, théâtre des processus inconscients.

La psychologie des profondeurs est donc la science de l’inconscient, la science des profondeurs de la psyché.

Le terme aurait-il eu des répercussions insoupçonnées ?
Warwick Fox, philosophe d’origine australienne s’inscrivant dans le courant de la Deep Ecology et qui a contribué à l’émergence du champ de l’écopsychologie pose avec pertinence la question du lien entre la dénomination « deep » (profonde) de la nouvelle philosophie instaurée par Arne Naess et l’attrait que la psychanalyse, autrement dit la psychologie des profondeurs, a exercé sur ce dernier alors qu’il résidait à Vienne en 1934.1

« Pour Naess, “l’essence de l’écologie profonde est de poser des questions profondes. L’adjectif ‘profond’ souligne que nous questionnons le pourquoi et le comment, alors que d’autres ne le font pas.“… Naess répète ce point encore et encore dans son travail sur l’écologie profonde. Il dit que, par ce terme, il veut se placer “avant tout au niveau du questionnement et ne pas se contenter de la réponse…“ L’implication précoce de Naess dans la psychanalyse en même temps que sa participation au Cercle de Vienne* influença le développement de son travail sur la sémantique empirique. L’une des idées majeures de ce travail – la profondeur de l’intention – impliqua une idée complémentaire – la profondeur des questions – qui, à son tour, inspira le développement suivant, à savoir le choix de Naess pour une approche profonde de l’écologie. »

Le mérite de Sigmund Freud est d’avoir accordé de l’importance à la dimension corporelle, plus animale et pulsionnelle, de l’être humain, d’avoir en quelque sorte mieux pris en compte les racines profondes de la psyché, pour créer à partir de sa vision une méthode d’aide de résolution des problèmes psychiques.

L’intérêt de son approche réside dans la reconnaissance que le pouvoir de vivre a sa source dans l’insaisissable, dans une capacité obscure de l’être à venir à l’existence, dans une affectivité originaire qui échappe à l’entendement et ne peut être approchée que par ses seules manifestations. En ce sens et selon le philosophe Michel Henry, Freud est un des premiers chercheurs à avoir abordé, à travers le terme d’inconscient, ce qu’est la « pure vie phénoménologique ».

Comment naquit la psychanalyse ?

En 1885, Freud, qui s’était spécialisé dans l’étude des maladies nerveuses, s’inscrivit comme élève auprès de Charcot à la Salpêtrière. Frappé par les phénomènes de suggestion post-hypnotique auxquels il assistait, il axa ses recherches sur la pathologie hystérique, persuadé qu’il existait un mobile profond à l’origine de ces troubles. Cette démarche le conduisit à découvrir l’association libre, méthode permettant au patient d’exprimer tout ce qui lui vient à l’esprit et qui allait devenir la technique par excellence du traitement psychanalytique.

Dès ses débuts, la pratique de la psycho-analyse permit à Freud de réaliser que l’inconscient n’est pas seulement le réceptacle de souvenirs oubliés, traumatiques ou honteux, mais surtout un foyer actif de désirs et de tendances vivaces, qu’il a appelé « le Ça ». Ce pôle pulsionnel, du côté de l’animalité, est lié au principe de plaisir. Il pousse à la satisfaction des envies premières (faim, défense du territoire, sexualité). « Le Moi » est l’entité qui, face aux contraintes de l’environnement, va rendre la vie sociale possible en permettant de fonctionner selon le principe de réalité. Il devra prendre en compte les exigences du « Surmoi », constitué par les interdits parentaux intériorisés et jouer un rôle de médiateur entre le Ça (naturel) et ce Surmoi (civilisé).

Pour Harold Searles, il ne fait pas de doute que Freud situait le psychisme humain à l’intérieur du monde animal 2. Pour preuve, ce texte que ce dernier écrivit en 1917 :

« Au cours de son évolution culturelle, l’homme s’érigea en maître de ses co-créatures animales. Mais non content de cette hégémonie, il se mit à creuser un fossé entre leur essence et la sienne. Il leur dénia la raison et s’attribua une âme immortelle, allégua une origine divine élevée, qui permit de rompre le lien de communauté avec le monde animal. Il est remarquable que cette outrecuidance soit encore étrangère au petit enfant de même qu’à l’homme primitif et historique. Elle est le résultat d’une évolution ultérieure prétentieuse. »

Dans le déroulement plus tardif de sa pensée, Freud développa l’idée de l’existence de deux pulsions opposées : la pulsion de vie, Eros, et la pulsion de mort, Thanatos. Aujourd’hui, cette théorie est encore controversée mais elle montre combien il avait conscience de la tendance de l’être humain à faire retour au non humain, à l’inanimé (Thanatos).

L’intérêt majeur de l’œuvre de Freud est d’avoir montré qu’en l’homme, soi-disant raisonnable, survit toujours l’enfant mu par la vie pulsionnelle. Freud a su mettre en lien des phénomènes aussi différents que les étapes du développement infantile, les créations des rêves, les récits mythologiques, les œuvres des artistes…, faisant ainsi apparaître ce qui se joue dans les profondeurs, à l’insu de ce qui est convenu. C’est ainsi que le rapport entre ce qui est normal et ce qui est anormal s’en est trouvé profondément révolutionné. Ce qui était jusque-là considéré comme de l’ordre de « la folie » est devenu un conflit légitime pour que des instances profondes de la psyché se fassent entendre.

Le mouvement psychanalytique en pleine croissance vécut très vite des mouvements dissidents, qui donnèrent lieu à l’émergence de nouvelles approches.

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Alfred Adler et la volonté de puissance

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Pour Alfred Adler (1870-1937), neuropsychiatre viennois, le problème vient surtout de la manière qu’a l’individu d’affronter le sentiment d’infériorité éprouvé pendant son enfance face au monde adulte.

Si, en raison des obstacles rencontrés (éducation maladroite, difficultés sociales, place dans la fratrie, handicap physique ou intellectuel…) il n’arrive pas à dépasser ce sentiment, il éprouvera le besoin de compenser par un désir accru de puissance. Cette tendance à la domination aura des conséquences problématiques non seulement dans les rapports sociaux mais plus largement dans toute relation où l’autre résiste à sa volonté, notamment la nature.

Alfred Adler adhéra dans un premier temps aux idées de Freud. Puis, se trouvant en désaccord sur le rôle central de la sexualité dans l’étiologie des névroses, il finit par s’en démarquer.
Pour lui, chaque être est engagé dans un processus de croissance vers une finalité qui lui est propre. Pour dépasser la position d’infériorité qui, au départ, est la sienne, il lui faut non seulement du courage mais aussi l’aide des personnes de son entourage. C’est cette dernière nécessité qui fait de lui un être social, en développant un esprit communautaire. La grande affaire est donc la construction d’une manière d’être permettant d’harmoniser les exigences de l’individu et celles de la société.

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Sandor Ferenczi : la vie psychique naît de la relation

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Sandor Ferenczi (1873-1933), psychanalyste hongrois, a le mérite d’avoir tenté d’aller au plus près des zones les plus archaïques de la psyché. Dans son ouvrage, Thalassa, il fait un lien entre le développement de l’être humain et le développement de la vie organique sur terre, récapitulée en quelque sorte dans la transformation de l’ovule en nouveau-né. Il met son lecteur en présence de ce qui existe en lui depuis la nuit des temps et, à l’instar de Freud, fait l’hypothèse d’un désir de régression en chacun pour retourner au « monde océanique » des origines humaines.

Sandor Ferenczi fut « l’enfant terrible » du mouvement psychanalytique en train de se constituer. Son désir de suivre aussi loin que possible le processus dynamique vécu par les patients le conduisit à contester la manière de faire de ses collègues. A l’inverse de ces derniers, il reprit l’hypothèse du traumatisme lié à une séduction précoce qui avait été abandonnée par Freud : pour lui, un traumatisme a véritablement été vécu (au lieu d’être seulement fantasmé) par le patient au cours de son enfance. Ferenczi a remanié la technique analytique pour qu’elle soit plus adaptée à ces pathologies, notamment en préconisant une approche du corps par la relaxation et en prônant un engagement plus complet et plus chaleureux de l’analyste dans l’ensemble du processus.

Cherchant des voies de compréhension pour aborder les cas les plus difficiles, il s’est intéressé aux périodes les plus précoces et a développé la notion d’« introjection », un processus d’intériorisation des qualités de l’entourage – d’assimilation des phénomènes nourrissants qui se produisent dans l’interaction relationnelle – permettant au Moi de se constituer et de croître peu à peu.

Malgré l’ostracisme qui affecta son œuvre, de nombreux psychanalystes s’en sont inspiré : Donald Winnicot, Melanie Klein, les post-kleiniens, Heinz Kohut… Parmi ceux qui ont franchement marché dans les pas de Ferenczi, Nicolas Abraham et Maria Taurok ont développé la notion d’ « ennemis de la vie », correspondant aux obstacles qui empêchent le processus d’introjection, notamment ceux d’origine transgénérationnelle.

Wilhelm Reich et l’inscription somatique de la psyché

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Pour Wilhelm Reich (1897-1957), il existe une énergie de vie qui anime le cosmos et traverse les êtres vivants. Elle se manifeste au moment du plaisir sexuel mais sous-tend de manière invisible tous les aspects de l’existence. A cette énergie, il donna le nom d’« orgone ».

Reich a continué à développer la théorie fondamentale de Freud sur la libido. En 1927, il publia La fonction de l’orgasme, dans lequel il avance l’idée que les névroses ont une origine sociale, la forme patriarcale de notre société entraînant une répression sexuelle. Dans la foulée, parut son ouvrage L’analyse caractérielle.

Les problèmes humains résulteraient des blocages à l’écoulement du flux de vie à travers la personne. Pour des raisons liées à l’enfance, une cuirasse caractérielle, à la fois psychique et physique (manière de se comporter et contractions musculaires devenues pérennes) se met en place pour protéger le sujet des émotions douloureuses, entravant du même coup la circulation de l’énergie et l’accès au plaisir. Ces blocages contaminent insidieusement l’entourage, créant à grande échelle une véritable « peste émotionnelle ». Dans cette théorie, Reich passe d’une préoccupation concernant le seul individu à une préoccupation qui concerne l’ensemble du corps social.

Militant politique engagé, Reich créa l’Association pour une politique sexuelle prolétarienne à Berlin en 1930, puis il écrivit Psychologie de masse du fascisme, ouvrage dans lequel il dénonce l’idéologie nazie comme étant totalitaire. Fuyant le régime hitlérien, il s’installa aux Etats-Unis en 1939. Sa technique thérapeutique, « l’analyse caractérielle », prit alors le nom de « végéto-thérapie ». Cette démarche implique une mobilisation de la « cuirasse corporelle » pour aider les défenses à se relâcher et repose sur l’idée d’une unité fonctionnelle du vivant. Elle fut reprise par Alexander Lowen dans la mouvance du Potentiel Humain.

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Jung et l’unité indissociable du monde et de l’être

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Carl Gustav Jung (1875-1961) naquit en Suisse alémanique. Après avoir suivi des études de médecine puis de psychiatrie à Bâle, il fut engagé par Eugen Bleuler comme assistant à la clinique psychiatrique universitaire  du Burghölzli (Zurich), considérée à l’époque comme un établissement d’avant-garde. Avec d’autres chercheurs, il se consacra à l’analyse des associations verbales (à partir de mots inducteurs, le sujet est invité à réagir par d’autres mots), ce qui le conduisit à élaborer une théorie sur les « complexes affectifs » (les réponses fournies laissent apparaître des éléments centraux de la vie psychique du sujet). Ce travail lui permit d’acquérir rapidement une renommée dans le monde de la psychiatrie. Après sa rupture avec Freud (1912), Jung poursuivit sa route seul et élabora sa propre méthode psychanalytique sous le nom de « psychologie analytique ».

Pour Jung, les forces qui agissent au sein du psychisme d’un individu ne sont pas seulement celles d’une sexualité refoulée et celles de son histoire propre mais elles peuvent être aussi communes à l’ensemble de l’humanité. Jung développa l’idée de l’existence d’une « âme collective », appelée par lui « inconscient collectif », qu’il étaya non seulement par ses travaux cliniques mais aussi par ses voyages en pays étrangers, conscient qu’il était de l’importance de l’ouverture à d’autres modes de culture.

Entre 1924 et 1926, il se rendit successivement en Afrique du Nord, en Arizona, au Nouveau-Mexique, et au Kenya, à la rencontre des populations indigènes. De cette expérience, il dégagea des analogies entre les contenus de l’inconscient de l’Européen moderne et la « mentalité primitive » telle que venait de la décrire Lévy-Brühl. Son étude des différentes religions (notamment orientales), des mythes, contes et traditions (principalement, l’alchimie) le confirma dans sa théorie. Il poursuivit ses investigations sur la nature polymorphe de l’inconscient et en dégagea les principales images archétypales (les figures du père, de la mère, de l’enfant éternel, de l’ombre, de l’animus et de l’anima…).

Ayant conscience de la dérive rationaliste du monde moderne qui a conduit les êtres humains à se vivre comme séparés de la nature, Jung écrit :

« A mesure que la connaissance scientifique progressait, le monde s’est déshumanisé. L’homme se sent isolé dans le cosmos, car il n’est plus engagé dans la nature et a perdu sa participation affective inconsciente avec ses phénomènes. Et les phénomènes naturels ont lentement perdu leurs implications symboliques. Le tonnerre n’est plus la voix irritée d’un dieu, ni l’éclair son projectile vengeur. La rivière n’abrite plus d’esprits, l’arbre n’est plus le principe de vie d’un homme, et les cavernes ne sont plus habitées par des démons. Les pierres, les plantes, les animaux ne parlent plus à l’homme, et l’homme ne s’adresse plus à eux en croyant qu’ils peuvent l’entendre. Son contact avec la nature a été rompu, et avec lui a disparu l’énergie affective profonde qu’engendraient ces relations symboliques…
Notre vie présente est dominée par la déesse Raison qui est notre illusion la plus grande et la plus tragique.
C’est grâce à elle que nous avons vaincu la nature… » 3

Mais cette nature vaincue est tout autant la nature extérieure que celle à l’intérieur de l’être humain :

« Ce que nous appelons « la conscience de l’homme civilisé » n’a cessé de se séparer des instincts fondamentaux. Mais ces instincts n’ont pas disparu pour autant… L’homme moderne masque à ses propres yeux cette scission de son être à l’aide d’un système de « compartiments ». Certains aspects de sa vie extérieure et de son comportement sont conservés, dans des tiroirs distincts, et ne sont jamais confrontés les uns aux autres.»

Pour Jung, le mythe chrétien arrivant à son terme, chacun en Occident se trouve renvoyé à un vide et à la nécessité de trouver son propre mythe. Chacun est invité à réaliser son âme en profondeur, car en lui existe un dynamisme d’origine inconsciente, une énergie psychique, qui le pousse à incarner la totalité (archétype du Soi, du centre de l’âme) en harmonisant les tendances contraires qui sont les siennes : par exemple, envie de régresser et envie de progresser, besoin d’autonomie et besoin d’attachement, pôle masculin et pôle féminin, besoin d’intimité et besoin de rencontres sociales, etc. A ce processus, Jung donna le nom d’ « individuation ».
Plus encore, l’humanité tout entière serait appelée à développer un nouveau mythe qui permette de prendre en compte à la fois l’inconscient et la nature (extérieure et intérieure), et à développer une cohésion affective plus grande entre les êtres. Mais cette évolution ne pourra se faire qu’à la condition d’un changement réel des personnes.

« L’individuation est synonyme d’un accomplissement meilleur et plus complet des tâches collectives d’un être, une prise en considération suffisante de ses particularités permettant d’attendre de lui qu’il soit dans l’édifice social une pierre mieux appropriée et mieux insérée que si ces mêmes particularités demeuraient négligées ou opprimées. »

Ainsi, la méthode jungienne consiste davantage en une initiation, en une école de sagesse. Parmi les divergences qu’elle présente avec l’approche freudienne, l’interprétation du symbole est centrale. Celui-ci n’est plus seulement vu comme un moyen de déguiser des tendances inavouables, mais une puissance transformatrice agissante sur celui qui accepte de le rencontrer. La dynamique invisible des images, celle d’une « pensée sauvage » porteuse d’énergie et de sens, passe à travers lui et touche son âme.

« Par symbole, je n’entends nullement une allégorie ou un simple signe ; j’entends plutôt une image propre à désigner le mieux possible la nature obscurément soupçonnée de l’esprit. » 4

Par ailleurs, Jung développa le concept de « synchronicité », à partir de son constat de l’existence de coïncidences singulières qui mettent en lien un événement extérieur et des contenus surgis de l’inconscient. (Par exemple, une patiente parle au médecin d’un scarabée doré qu’elle a reçu en cadeau dans un rêve ; à l’instant même un insecte de la même espèce vient heurter la vitre de la fenêtre !) Ce faisant, Jung s’attaquait à la souveraineté du principe de causalité. A ses yeux, ce serait « l’unité indissociable du monde et de l’être » – l’unus mundus – qui apparaîtrait dans ces occurrences, si étonnantes pour la personne qui les vit parce que défiant le sens commun, mais tellement pleines de signification pour elle.

Les écrits de Jung présentent une dimension écologique car ils reviennent régulièrement sur le lien profond de la personne avec la nature. Jung avait d’ailleurs lui-même un rapport très concret avec la terre. Il avait fait construire une tour à Bollingen, au bord du lac. Il y passait ses jours de congés en vivant le plus simplement possible : sans téléphone, sans électricité, ni chauffage central. Il fallait puiser l’eau au puits et cuire sa nourriture sur un fourneau. Jung prenait plaisir à couper son bois et à travailler la pierre.

« La psyché n’est pas quelque chose de distinct de la nature vivante. Elle est l’aspect psychique de la nature vivante. Elle est même l’aspect psychique de la matière… » 5

Proche de la vision taoïste, il avait une nette perception de la continuité de l’être humain avec l’univers.

« Par moments, je suis comme répandu dans le paysage et dans les choses et je vis moi-même dans chaque arbre, dans le clapotis des vagues, dans les nuages, dans les animaux qui vont et viennent et dans les objets. »

Cependant, même si Jung a formulé ces phrases, on ne peut pas dire, comme cela a pu être écrit, qu’il envisageait l’existence d’un « inconscient écologique ».

Le « New Age », ce courant né dans les années 1960 qui s’est répandu largement aux Etats-Unis pour atteindre ensuite l’Europe, a repris certains concepts jungiens, tels celui d’inconscient collectif et celui de processus d’individuation. Prônant la transformation de l’individu par l’éveil spirituel selon une démarche éclectique, il incluait ces notions et annonçait l’émergence d’un nouveau paradigme, susceptible de donner naissance à un monde « réenchanté ». Malheureusement « la mode jungienne » passa souvent à côté d’une réelle compréhension des idées du psychanalyste, en dérivant vers la tentation fusionnelle.

L’influence de Jung a été très grande chez de nombreux penseurs. Parmi les figures qui ont intégré une partie de sa démarche dans l’univers de la mythologie, on trouve l’historien des religions Mircea Eliade. Le philosophe, Gaston Bachelard, a développé pour sa part une théorie de l’imagination en rapport avec la symbolique des archétypes. Gilbert Durand, s’appuyant lui aussi sur la dynamique archétypale, a proposé une classification des productions imaginaires, dans Les structures anthropologiques de l’imaginaire (1960).
Plus récemment, deux psychanalystes américains de tradition jungienne ont avancé des théories sur la psyché qui alimentent l’écopsychologie. Il s’agit de James Hillman (auteur avec Michael Ventura de Malgré un siècle de psychothérapie le monde va de plus en plus mal, 1992 ) et de Stephen Aizenstat. Graig Chalquist, quant à lui, a largement utilisé les idées jungiennes dans son enseignement. Il est à l’origine de la « Terrapsychology », une méthode thérapeutique qui valorise le lien entre soi et les forces environnementales.

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Erich Fromm et l’amour de la vie

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Erich Fromm (1900-1980), penseur iconoclaste, n’a pas hésité à se démarquer du freudisme en déplaçant l’attention portée à l’intrapsychique de l’individu sur l’interaction individu-groupe social. De son point de vue, l’être humain n’est pas seulement le produit de ses instincts mais il est aussi celui de sa relation au monde, à la culture et à l’histoire.

Né à Francfort, Erich Fromm a suivi d’abord des études de droit et de philosophie avant de se tourner vers la psychanalyse. Il a participé à la création de l’Institut de Francfort  et aux travaux de recherche sociale de Marcuse et Adorno. En 1934, fuyant le nazisme, il s’est installé aux Etats-Unis où il a enseigné aux Universités Columbia et Yale. Considéré comme le chef de file du mouvement néo-freudien américain, il devint rapidement un écrivain de notoriété mondiale, bien que peu reconnu en France.
Il vécut au Mexique de 1949 à 1973, période pendant laquelle  il fonda et dirigea la Société Mexicaine de Psychanalyse. Il rejoignit ensuite le MRI (Mental Research Institute) à Palo Alto et participa à l’élaboration des « thérapies systémiques familiales ».

S’intéressant de près à la dynamique sociale à partir d’une interprétation humaniste de Marx, Erich Fromm dénonce avec force la modernité capitaliste et technocratique qui ne permet pas aux êtres humains de développer leur autonomie mais, au contraire, les transforme en homo mechanicus, autrement dit en robots

Dans ses écrits, notamment dans Le cœur de l’homme (1964), ce qui est au centre du débat est ni plus ni moins l’amour que l’on porte ou non à la vie. Rejoignant la pensée de Spinoza, E. Fromm décrit une tendance biophile présente en chacun, « un attribut intrinsèque de toute substance vivante de préserver et d’affirmer son existence » (ce que la systémique confirme avec le concept d’auto-organisation des systèmes vivants). La biophilie à l’échelle humaine, c’est la recherche de tout ce qui favorise la croissance et l’épanouissement de soi et de l’autre.

Déjà, dans Société aliénée et société saine (1955), il évoquait ce qui relie l’homme avec autrui et avec la nature, même si le mot « productif », utilisé pour définir cette relation, sonne de manière malheureuse aujourd’hui :

« L’amour est l’un des aspects de ce que j’ai appelé l’orientation productive : un apparentement actif et créatif de l’homme avec autrui et avec la nature. Dans le domaine de la pensée, cette orientation productive s’exprime dans la saisie adéquate du monde par la raison. Dans le domaine de l’action, l’orientation productive prend la forme du travail productif, dont le prototype est l’art et l’artisanat. Dans le domaine du sentiment, l’orientation productive s’exprime dans l’amour, qui est l’expérience de l’union avec une autre personne, avec tous les hommes et avec la nature, à condition que soit préservé le sentiment de l’intégrité et de l’indépendance du sujet. » 6

Mais notre époque s’intéresse bien davantage au non vivant qu’au vivant.

« L’intellectualisation, la primauté du point de vue quantitatif, la tendance à l’abstraction, la bureaucratisation et la réification – tous traits caractéristiques de la société industrielle d’aujourd’hui – ne comptent pas parmi les principes de la vie mais parmi ceux de la mécanique. » 7

Faisant preuve de prescience, E. Fromm met en garde sur les dangers de destruction majeurs qu’une telle société représente pour l’humanité. Pour lui, l’unique alternative est celle d’un socialisme humanitaire :

« Il nous faudrait sortir de l’ornière dans laquelle nous sommes enlisés et franchir une nouvelle étape dans la voie de la naissance complète et de l’épanouissement de l’humanité. » 8

Erich Fromm est l’auteur de nombreux ouvrages. Outre Le cœur de l’homme et Société aliénée et société saine, on trouve en français :
L’art d’aimer,
La peur de la liberté,
La passion de détruire,
Avoir ou être, un choix dont dépend l’avenir de l’homme,
Le langage oublié

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1. « Intellectual Origins of the « Depth » Theme in the Philosophy of Arne Naess », The Trumpeter, n°9, 1992 http://www.warwickfox.com/full_list_of_publs.html
2. Harold Searles, L’environnement non humain, Gallimard, 1986, p. 26
3. L’homme et ses symboles
4. Problèmes de l’âme moderne
5. Evans, Entretiens avec C.G. Jung
6. Société aliénée et société saine, du capitalisme au socialisme humaniste, psychanalyse de la société contemporaine
7. Le coeur de l’homme
8. Société aliénée et société saine, du capitalisme au socialisme humaniste, psychanalyse de la société contemporaine

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